Vers une solution négociée du nucléaire iranien ? Dynamiques favorables et vents contraires

Publication extérieure

Vers une solution négociée du nucléaire iranien ?
Dynamiques favorables et vents contraires

par
Elena Aoun et Thierry Kellner

Article rédigé pour
Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP)
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En juin dernier, la population iranienne, accablée par les sanctions appliquées par la communauté internationale à l’encontre de la République islamique en raison de son programme nucléaire, et par le climat répressif exacerbé sous la présidence Ahmadinejad, s’est exprimée clairement en faveur d’un changement à la fois en politique étrangère et sur le plan interne en portant à la présidence, dès le premier tour, Hassan Rohani.

Depuis sa prise de fonction début août, ce dernier a multiplié les gestes d’ouverture. En interne, une dizaine d’opposants politiques ont été libérés en septembre, dont Nasrin Sotoudeh, la célèbre avocate des droits de l’Homme. Un geste qualifié de « développement positif » par le rapporteur de l’ONU sur les droits de l’Homme en Iran dans son dernier rapport, par ailleurs très critique sur la situation dans le pays(1). Par ses interventions publiques et par certaines de ses nominations, le président Rohani cherche en tout cas à marquer une rupture avec son prédécesseur.

La tendance est plus manifeste encore au niveau international. Dans le cadre de l’Assemblée générale de l’ONU, c’est à une véritable offensive de charme que s’est livré Rohani, loin des diatribes verbales de son prédécesseur qui amenaient des délégations entières à quitter la salle en signe de protestation. Également relayée au travers d’entretiens accordés à des médias occidentaux, cette volonté d’ouverture touche notamment à l’épineux dossier nucléaire iranien, que le nouveau chef d’État et son équipe disent vouloir faire avancer(2).

Hautement symbolique, une rencontre entre les présidents iranien et français a eu lieu en marge de l’AG et, fait sans précédent depuis la révolution islamique de 1979, Rohani s’est entretenu au téléphone avec le président américain.

Dans la foulée, des entretiens préliminaires autour du nucléaire ont réuni les négociateurs iraniens avec ceux des P5+1 (cinq membres permanents du Conseil de sécurité + l’Allemagne) vers la mi-octobre à Genève. Toutes les parties en ont reconnu le caractère constructif et prometteur.

Est-ce à dire que le dénouement de ce bras de fer entre l’Iran et la communauté internationale sur le nucléaire touche à sa fin et que le dégel des relations entre Téhéran, et notamment Washington, est inéluctable ? Rien n’est moins sûr car si tant l’Iran que les pays occidentaux trouveraient de très nombreux avantages à vider cet abcès et à collaborer, les forces hostiles à un rapprochement sont nombreuses et puissantes.

De nombreux aiguillons d’un dégel entre Iran et États-Unis

Par le passé, plusieurs concours de circonstances auraient pu se prêter à un dégel des relations entre Téhéran et Washington, rompues depuis la révolution iranienne, notamment les guerres contre l’Irak de Saddam Hussein (1990-1991 ; 2003) et contre les Taliban en Afghanistan (2001). Toutefois, jamais les conditions n’ont été aussi impérieuses qu’aujourd’hui. Du côté de l’administration Obama, les conclusions semblent avoir été tirées de plus de deux décennies de recours à la force.

De l’Irak à l’Afghanistan en passant par le Yémen où la lutte par drones interposés contre Al-Qaeda n’en a pas empêché la prolifération, les limites de ce que peut réaliser l’outil militaire sont évidentes. L’administration en place semble en être pleinement consciente, ainsi qu’en attestent la circonspection relative affichée, tant dans le cadre du dossier iranien que syrien. C’est en effet contre de nombreuses pressions que les États-Unis résistent depuis quelques années à la tentation de frappes ciblant les installations nucléaires iraniennes. Il en est allé de même au lendemain des attaques chimiques qui ont fait plusieurs centaines de victimes civiles en Syrie, le 21 août 2013.

Si Washington a mobilisé un discours guerrier et son dispositif militaire en Méditerranée afin d’asseoir la crédibilité de sa menace, il a parallèlement fait montre d’une retenue suffisante pour laisser la porte ouverte à une option diplomatique – le renoncement du régime syrien à ses armes chimiques. A l’heure où se greffent des situations de crise comme en Égypte ou au Liban à celles de supposés « post-conflits » comme en Irak ou en Afghanistan, les États-Unis semblent conscients des risques d’une instabilité incontrôlable dans une région stratégique tant du point de vue énergétique que celui des échanges (eu égard au canal de Suez).

Pour sa part, l’Iran est économiquement exsangue(3), plus isolé que jamais politiquement et ceci dans un contexte de sécurité considérablement dégradé. Initialement, les révoltes populaires du « printemps arabe » semblaient lui avoir ouvert des possibilités de gain politique : déposition de dictateurs longtemps fustigés par Téhéran pour leur complaisance à l’égard de l’Occident notamment, perspective de rapprochement avec les nouveaux régimes. Deux ans plus tard, la situation n’est pas aussi positive qu’initialement espérée.

Non seulement le rapprochement escompté avec les nouveaux pouvoirs – eux-mêmes en proie à l’instabilité – ne s’est pas concrétisé, mais l’Iran est en outre isolé dans le Golfe, où depuis 2011 règne une quasi « guerre froide » avec l’Arabie saoudite(4). La guerre civile qui fait rage en Syrie, son seul allié arabe, est d’autant plus inquiétante qu’elle devient le lieu d’une exacerbation exponentielle des tensions entre sunnites et chiites, et que le Hezbollah libanais, longtemps célébré par la rue arabe pour sa résistance contre Israël, y épuise ses troupes, ternit son image et perd sa crédibilité. Par ailleurs, le conflit tend à se ramifier en Irak et au Liban, dégrade les relations avec Ankara, fer de lance de l’opposition internationale à Bachar el-Assad(5), et conforte dans la région un salafisme sunnite hostile à Téhéran(6). Avec le retour partiel des Taliban en Afghanistan, qui s’accélèrera sans doute avec le retrait de la communauté internationale en 2014 et le regain d’activités de groupes sunnites radicaux à la frontière du Sistan-Balouchistan(7), la République islamique se retrouve quasiment encerclée.

Autant d’éléments dont l’agrégation favoriserait la recherche par Téhéran d’un modus vivendi plus soutenable avec la communauté internationale, et en particulier avec les États-Unis.

Des forces hostiles au dégel

Si une certaine rationalité pousse les deux camps à trouver un terrain d’entente, non seulement sur le nucléaire iranien mais également sur la possible contribution de Téhéran à la recherche d’une solution à la crise syrienne, de multiples forces s’opposent à une telle évolution, les unes émanant des deux capitales elles-mêmes, les autres de certains acteurs tiers.

Tout d’abord, en Iran, l’accession au pouvoir de Rohani et de son équipe n’implique aucunement une maîtrise totale du jeu politique. Si l’ayatollah Khamenei, le Guide (et donc l’arbitre) suprême, cautionne pour l’instant les orientations adoptées par le nouveau président sur le dossier nucléaire, de nombreux intérêts, idéologiques ou matériels du régime, sont en cause. Il en va ainsi pour la frange la plus conservatrice et anti-occidentale du régime, très attachée au dogme de l’anti-américanisme de la révolution islamique(8), ainsi que des Gardiens de la révolution dont les intérêts économiques et financiers ont explosé ces dernières années.

Une ouverture du régime vers le monde occidental serait non seulement perçue comme une hérésie, mais également comme une menace pour des entreprises quasi-monopolistiques qui engendreraient jusqu’à 100 milliards de dollars de gains par an.

Plusieurs faits attestent que ces cercles-là entendent surveiller l’action du nouveau président et rappeler ce dernier à l’ordre au besoin. Les critiques adressées à Rohani au sujet de son entretien téléphonique avec Obama, l’accueil très discourtois qui lui a été réservé à son retour de New York (jets de chaussures et d’oeufs), la récente campagne d’affiches anti-américaines à Téhéran ou le lancement d’un concours récompensant une « réalisation » anti-américaine, parrainé par l’Agence de presse Tasnim, Cyber Hezbollah, Nasr TV, Press TV et les organisations Saraj, Bashara et Owj, le suggèrent très fortement.

La « journée nationale du combat contre l’arrogance mondiale », organisée comme chaque année le 4 novembre pour marquer l’anniversaire de la prise de l’ambassade américaine de Téhéran, a également été l’occasion de dénoncer une nouvelle fois Washington. L’ancien négociateur iranien sur le dossier du nucléaire et candidat malheureux à l’élection présidentielle, Saeed Jalili, y a pris la parole pour vilipender l’Amérique et sa « duplicité »(9).

Obligé de composer avec de puissants rivaux, Rohani n’a pas les coudées franches dans son action extérieure et pourrait être amené à défendre, pour éviter d’être débordé en interne, des positions trop ambiguës ou inacceptables pour ses interlocuteurs occidentaux. Les signaux contradictoires envoyés d’Iran contribuent aussi à brouiller son message et pourraient amener les Occidentaux à penser que Téhéran tient un « double langage », même si le ministre des Affaires étrangères, interrogé par le Monde, a tenté de rassurer(10). En outre, les réactions de ses alliés syrien – Assad – et libanais – le Hezbollah –, qui pourraient estimer à un moment ou à un autre que les orientations prises à Téhéran se font désormais à leur détriment, ne seront pas forcément faciles à maîtriser.

Curieusement, l’administration Obama est confrontée à des difficultés similaires. En effet, de nombreuses voix républicaines au Congrès ont une vision idéologique très tranchée de Téhéran et militent en faveur d’une approche exclusivement coercitive(11). Ce n’est qu’in extremis qu’Obama a réussi à empêcher l’adoption par le Congrès de nouvelles sanctions unilatérales contre l’Iran en amont de l’ouverture prometteuse des négociations récentes à Genève. Les initiateurs d’une telle démarche n’étaient sans doute pas sans ignorer leur capacité à faire capoter, avant même qu’elles ne commencent, les discussions sur le dossier nucléaire. Plus subtiles, d’autres voix s’expriment tant dans les milieux politiques que dans ceux des think tanks américains afin de suggérer aux négociateurs occidentaux une ligne de négociation maximaliste, relayant assez largement les positions du gouvernement israélien.

En effet, ce dernier est l’un des partisans les plus fervents d’une solution musclée au dossier nucléaire iranien et veille à maintenir le problème à l’ordre du jour de ses alliés occidentaux. Les gouvernements qui se sont succédé en Israël depuis le début des années 2000 cherchent à empêcher l’Iran d’acquérir non seulement l’arme nucléaire mais également tous les savoir-faire et les infrastructures permettant à la République islamique de devenir un « État de seuil », c’est-à-dire capable de produire cette arme s’il le voulait. Les bombardements du réacteur irakien d’Osirak en 1981, pourtant construit par des puissances occidentales et, plus récemment, d’un site clandestin suspect en Syrie (2007) donnent la mesure de la détermination d’Israël à empêcher l’émergence d’une puissance nucléaire hostile – même civile vu les risques pour lui de détournement à des fins nucléaires militaires – dans la région. Sans surprise, l’actuel gouvernement Netanyahou mène une véritable campagne contre un rapprochement entre Téhéran et Washington qui se ferait sur la base d’un compromis sur le dossier nucléaire. Le président Rohani y est présenté comme un « loup déguisé en agneau »(12), dont la stratégie reposerait sur une ouverture factice destinée à obtenir un assouplissement des sanctions qui étranglent le régime ainsi que le temps suffisant pour achever la construction de l’arme nucléaire. Relayé par de nombreuses voix dans les cercles du pouvoir américain et des faiseurs d’opinion, ce message encourage une intransigeance américaine et occidentale qui n’a aucune chance d’amener en retour des concessions iraniennes.

Un autre acteur régional se retrouve dans une alliance objective avec Israël sur cette question : l’Arabie saoudite. Traditionnellement hostile à une République islamique chiite, révolutionnaire, aux visées expansionnistes dans le golfe Persique et dénonciatrice de l’ordre régional dominé par les États-Unis et leurs alliés, Riyad est préoccupée par les perspectives d’un rapprochement irano-américain porté par une solution négociée du dossier nucléaire. De fait, au cours de cette dernière décennie, les contentieux entre les deux puissances moyen-orientales se sont multipliés(13). Actrice importante de la polarisation entre islam chiite et sunnite dans la région, l’Arabie saoudite tend à voir la main de Téhéran dans toutes les crises régionales : du Liban à la Syrie en passant par l’Irak, le Yémen, Bahreïn, ou sa propre province du Hasa.

Tout récemment, la monarchie wahhabite a étalé l’ampleur de son mécontentement en rejetant le siège de membre non-permanent auquel elle a été élue au sein du Conseil de sécurité de l’ONU(14). Si les raisons officiellement invoquées pointent l’inefficacité du Conseil dans la résolution du conflit israélo-arabe, qui dure depuis des décennies, et dans la gestion de la guerre civile qui fait rage en Syrie, se lit aussi en filigrane le reproche adressé aux États-Unis d’avoir renoncé à recourir à la force contre le régime syrien suite aux bombardements chimiques d’août dernier, et de donner sa chance à une solution négociée avec l’Iran. Un autre indicateur de la volonté de Riyad d’empêcher l’Iran de sortir de son isolement international est le refus de la Coalition nationale syrienne, dont il est proche, que Téhéran soit présent à une possible Conférence de Genève 2. De son côté, le président Rohani, que le roi Abdullah avait félicité pour son élection, a déclaré à plusieurs reprises, notamment lors de sa première conférence de presse en juin 2013, vouloir renforcer ses liens avec Riyad(15), dans la ligne des politiques menées par les présidents Rafsandjani et Khatami. Il n’a toutefois jusqu’ici guère pris d’initiative dans cette direction, ce qui traduit pour le moins la complexité des relations entre les deux géants du Golfe.

Un futur incertain

Au final, si les conjonctures n’ont jamais été aussi favorables à la recherche sérieuse d’une solution négociée au dossier nucléaire iranien et à un désenclavement de la République islamique susceptible de réduire les tensions dans la région et de favoriser les sorties de crises par ailleurs complexes, les acteurs qui ont intérêt à empêcher une telle évolution sont nombreux et puissants. L’on peut simplement espérer que l’administration Obama et ses alliés européens d’un côté, et l’équipe de Rohani de l’autre, sauront non seulement se rappeler des impasses créées par des positions intransigeantes et de l’urgence d’un apaisement dans un environnement plus volatile que jamais, mais s’imposer également dans le rapport de forces interne tout en résistant aux pressions tant de leurs alliés que de leurs ennemis extérieurs. Et cela sans compter le poids des perceptions croisées négatives et de la méfiance accumulée pendant plusieurs décennies de part et d’autre.

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* Elena Aoun est professeure à l’UCL de Mons et chercheure au CECRI. Thierry Kellner est chargé de cours au Département de Science politique de l’ULB et chercheur associé au GRIP.
1. « Report of the Special Rapporteur on the situation of human rights in the Islamic Republic of Iran », United Nations, General Assembly, 68th session Agenda item 69 (c), A/68/503, 4 octobre 2013. http://shaheedoniran.org/wp-content/uploads/2013/10/N1350031.pdf
2. Interview Amanpour/Rouhani, CNN.com, 25 septembre 2013. amanpour.blogs.cnn.com/…/transcript-amanpour-rouhani-interview
3. « Latest Oil Sanctions Deal ‘Fatal Blow’ to Iran Economy », Al-Monitor, 8 octobre 2013. http://www.al-monitor.com/pulse/business/2013/10/oil-sanction-harm-iran-economy.html
4. Bill Spindle, Margaret Coker, « The New Cold War », The Wall Street Journal, 16 avril 2011.
5. Voir Mohammad-Reza Djalili, Thierry Kellner, L’Iran et la Turquie face au « printemps arabe », Bruxelles, GRIP, 2012, 115p : http://www.grip.org/fr/node/394
6. Le salafisme se propage également sur le territoire même de la République islamique. Voir Mehdi Khalaji, « The Rise of Persian Salafism », The Washington Institute, Policywatch, n°2150, 3 octobre 2013. http://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/view/the-rise-of-persian-salafism
7. « Iran Sunni group Jaish al-Adl claims border attack », BBC News, 27 octobre 2013. Ce groupe a revendiqué une attaque pour « punir les crimes » de Téhéran contre les sunnites en Syrie. Elle a coûté la vie à 14 gardes-frontières iraniens dans la zone de Saravan au Balouchistan. En représailles, il semble que l’Iran ait pendu 16 prisonniers.
8. Voir par exemple les récentes déclarations de Safar Na’imi Raz, député et membre de la National Security and Foreign Policy (NSFP) Parliamentary Commission citées dans Will, Fulton, Amir Toumaj, Iran News
9. « Manifestation à Téhéran aux cris de ‘Mort à l’Amérique !’ », Reuters, 4 novembre 2013.
10. Marcus George, « L’Iran est prêt à un accord avec l’Occident », Le Monde, 6 novembre 2013.
11. Daniel R. DePetris, « Iran Talks : Congress Won’t Wait Long for Progress », The National Interest, 1er novembre 2013.
12. L’expression a été utilisée par B. Netanyahou dans son récent discours devant l’Assemblée générale des Nations unies, voir Adi Gold, « Netanyahu: Rohani is wolf in sheep’s clothing », Israel News, 1er octobre 2013. http://www.ynetnews.com/articles/0,7340,L-4435422,00.html
13. Voir Frederic Wehrey, Theodore W. Karasik, Alireza Nader, Jeremy Ghez, Lydia Hansell, Robert A. Guffey, « Saudi-Iranian Relations Since the Fall of Saddam. Rivalry, Cooperation, and Implications for U.S. Policy », Rand Corporation, 2009, 130p. http://www.rand.org/content/dam/rand/pubs/monographs/2009/RAND_MG840.pdf
14. Angus McDowall, « Saudi Arabia, angered over Mideast, declines Security Council seat », Reuters, 18 octobre 2013.
15. « Rohani pledges ‘constructive interaction’ with world via moderate policy », Press TV, 17 juin 2013. http://www.presstv.ir/detail/2013/06/17/309475/rohani-vows-constructive-interaction
 

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