La peinture et le camouflage dans l’aéronautique militaire de 1914 à nos jours

La peinture et le camouflage dans l’aéronautique militaire de 1914 à nos jours

Télécharger le fichier

Crédits Photo – Victoire Thierrée

Avant Propos

« Le grand Cirque est parti. Le public a été satisfait. Le Programme était assez chargé, les acteurs pas trop mauvais, et les lions ont dévoré le dompteur. On en reparlera en famille quelques jours encore. Et même quand tout sera oublié – la fanfare, le feu d’artifice et les beaux uniformes – sur la place du village subsistera encore l’auréole de la sciure de la piste et les trous des piquets. La pluie et l’oubli en effaceront vite les traces.”[1]

En 3ème année des Beaux Arts de Paris, Victoire Thierrée a réalisé une série de photographies sur les bunkers construits sur les plages de Normandie, connus sous le nom de Mur de l’Atlantique. C’est en étudiant l’architecture des remparts de Vauban qu’elle s’est intéressée aux infrastructures liées à la guerre, à la fois protectrices et dissuasives. Paul Virilio, dans Bunker archéologie, écrit : « Le plus impressionnant pour moi fut la sensation à la fois interne et externe d’écrasement »[2]. Ces abris de béton reflètent la stratégie militaire allemande et «remplieront pour finir le rôle imparti aux monuments de prestige, témoignant moins de la puissance du IIIème Reich que de sa hantise de la disparition »[3] faisant face à «l’infini marin ». Au cours de ses recherches elle a découvert l’exemple le plus significatif à ses yeux, le F-117 NightHawk , le premier avion furtif de l’armée américaine. Cet avion militaire, dont l’aspect se rapproche plus d’un vaisseau spatial, avec ses angles vifs et sa carapace mate, que d’un produit conçu par les ingénieurs de l’US Air Force. Il s’agit d’un objet véhiculant, comme une toile en trois dimensions, une multitude de messages politiques, technologiques, industriels, héroïques, personnels…

Introduction
« Ils se verront pour ce qu’ils sont, des hommes, mais comme ce sera de très haut, ils cesseront, par contrecoup, de l’être.”[4]

La peinture est la couche externe d’un avion et la première chose sur laquelle le regard va s’accrocher. Elle véhicule des informations de façon volontaire et instinctive. Les Armées de l’Air de 1914 à nos jours l’utiliseront pour ses différents rôles et propriétés à des fins très différentes, voir opposées. Au même titre que la technologie embarquée sur un avion ou les qualités du pilote, la peinture est un élément très important dans la stratégie aéronautique et joue un rôle sur le morale des pilotes. Elle reflète les hommes (pilotes et mécaniciens) derrière la machine, qui se l’approprient en la peignant.

Après un rappel historique sur les camouflages militaires et une première partie présentant différents cas concrets, nous développerons dans une seconde partie, à partir de plusieurs études de cas et d’autres exemples d’avions peints et camouflés, les différentes utilisations et buts de la peinture dans l’aéronautique militaire.

Pendant des siècles, les Hommes ont cherché dans la guerre un combat qui privilégie le face à face, de la Grèce antique aux chevaliers, le combats se fait en plein jour, avec honneur, cette volonté de se voir et de se faire voir se traduit aussi par des tenues ou des uniformes voyants. Au début du XXe siècle, tout change, de nombreux pays choisissent des tenues plus discrètes dites « neutres » pour leurs soldats, seule la France conserve son fameux pantalon rouge. De nombreuses raisons justifient ce choix, cette guerre est celle de la revanche de la France sur l’Allemagne après la défaite de 1870 et une grande partie de l’opinion estime que l’armée française perdrait son honneur en se battant avec des uniformes ternes et sans panache. Passé les premiers mois de 1914, les pertes humaines étant colossales, le combat se camoufle, se cache, utilise l’artillerie longue portée pour tuer à distance, empoisonne l’air avec des gaz… Toutes les règles bâties pendant des siècles disparaissent. Il aura fallu que la guerre devienne totale, industrielle, technique et terriblement efficace pour que l’homme décide de se cacher derrière des tissus aux inspirations cubistes.

Le premier texte réglementaire sur le tissu camouflé applicable à l’Armée française, est le Manuel de campagne du Ministère de la guerre réservé à l’usage du personnel militaire, publié en 1944, un chapitre y est consacré aux vêtements de camouflage où on peut lire : « La dissimulation dépend autant de l’imagination que des matériaux. Il en est de même pour les vêtements de camouflage. Lorsqu’on ne dispose pas de vêtements règlementaires, il faut en confectionner soi-même en adaptant la forme et la couleur au terrain environnant »[5]. Ils n’oublient pas non plus de rappeler que « le meilleur moyen de se confondre avec l’arrière plan est de perdre sa silhouette dans celle des objets environnants et de se servir des ombres »[6]. L’homme veut se rapprocher de l’animal, se confondre avec la Nature. C’est pour cela que toutes les armées du monde font confiances aux tenues camouflées, que les hommes demandent à en être équipés et que le commandement approuve leur choix. La raison de ce choix est évidente, il s’agit de réduire les pertes au combat mais elle vise aussi à contrarier les intentions de l’ennemi, de conserver secrètes les intensions du commandement, et spécialement ses projets d’offensive éventuelle. Cependant, aucune armée n’a la même, il existe une grande variété de modèles, de dessins, de tons employés afin de répondre à la même nécessité et qui seront repris, notamment par le Pop Art, comme dans l’autoportrait d’Andy Wharol réalisé peu avant sa mort, en février 1987, dans lequel il réutilise une photographie représentant son visage qu’il « remplit » avec un schéma de camouflage dans les teintes vert-gris-beige proche du schéma dit « tempéré » des armées. Le tissu du camouflage est conçu pour une situation déterminée. Tout changement des conditions (saison, lieu, type de végétation) doit entrainer un changement d’uniforme. Il faut adapter rapidement le tissu car le résultât obtenu peut faire l’effet inverse et rendre les soldats plus visibles si il n’est pas en adéquation parfaite avec son environnement proche. La vision simultanée de deux ou plusieurs couleurs, en se fondant avec l’environnement, déstructure la silhouette. Il est cependant indispensable de connaître plusieurs règles, dont il serait dangereux de faire mauvais usage. L’armée française utilise le terme: FOMEC, acronyme de Forme, Ombre, Mouvement, Eclat (Lumière) et Couleur. Le mot FOMEC regroupe tous les dangers que le combattant doit avoir en tête quand il désir se camoufler efficacement. Il faut bien sûr y ajouter le bruit, les odeurs, les transmissions et dans les guerres actuelles, la chaleur des corps. Cette formule nous rappelle que la couleur n’est qu’une facette du camouflage souvent liée à la stratégie militaire et évoluant avec les différentes « façon » dont les armées font la guerre. Avec l’élaboration des techniques de camouflages, on voit apparaître de nouvelles technologies et de nouveaux instruments et matériaux venant aider « l’œil humain ». Les jumelles grossissantes, la détection infrarouge, les cameras thermiques…détectent toute présence quelque soit le tissu employé. « C’est pour exterminer qu’on innove, qu’on passe du silex au bronze puis au fer, de l’arc à l’arquebuse »[7] écrit Pierre Bergounioux dans son roman B-17 G. On ne peut désormais plus échapper à l’ennemi uniquement avec une grande rigueur dans l’emploi des techniques de camouflage « standards ». Il faut aussi faire des études poussées sur les matériaux et sur les propriétés physiques des composants afin d’être complètement dissimulé. C’est une science continuellement en mouvement, en constante évolution, liée à l’évolution de la défense et à l’avancée technologique de l’ennemi. Car il faut faire peur pour gagner mais il faut aussi donner à l’adversaire l’impression d’être plus organisé que lui. Dans « Aircraft », l’ouvrage de Le Corbusier parut en 1935, dans lequel il décrit le stimuli social produit par la navigation aérienne, « la guerre y est décrite, sans illusions, comme le « laboratoire infernal » dans lequel s’est développée l’aéronautique »[8], Christoph Asendorf ajoute à propos du livre : « La « clarté de la fonction » devient le principe directeur technique aussi bien qu’architectonique. (…) des illustrations, de détails des avions -carlingues, profils de la voilure ou pales des hélices- témoignent d’ « un état nouveau de la conscience moderne. Une vision plastique nouvelle. Une esthétique nouvelle”.[9] Toutes les formes et technologies développées durant les guerres se retrouvent quelques années plus tard dans notre quotidien et se sont souvent les artistes, qui les premiers, se rendent compte du pouvoir si spécial de ces objets liés à la guerre : « Ce n’est qu’après la guerre que Léger représente des éléments mécaniques de façon explicite. Son expérience militaire joua un rôle
déterminant”[10]

Guirand de Scévola, croyant que la guerre n’allait durer que 3 mois, signa son engagement et partit le 14 août 1914 rejoindre le 6e régiment d’artillerie à Toul, il publiera après la guerre ses « Souvenirs du Camouflage » (1914-1918) dans lesquels il relate son obsession du camouflage afin de « rendre moins manifestement visible sinon invisible, le matériel dans sa forme et sa couleur ». Après quelques essais encourageants, il présente une première proposition de camouflage sur une grande pièce d’artillerie : « Suivant mes indications, les servants de cette pièce étaient vêtus d’une blouse qui cachait aussi bien les mains que le visage. On avait bariolé ces blouses de telle manière que les formes en étaient détruites et que les hommes ressemblaient à n’importe quoi, sauf à des êtres humains : on les confondait avec l’herbe, les rochers, les arbres. La pièce était travestie de même façon (…) Le fils du colonel Fetter, avait reçu l’ordre de le survoler à trois cent mètres. (…) L’expérience était convaincante : à cette distance, on ne distinguait absolument rien. (…) C’est ainsi que de nouvelles pièves de canon furent peintes d’après les mêmes procédés. J’avais, pour déformer totalement l’aspect de l’objet, employé les moyens que les cubistes utilisent pour le représenter ce qui me permit par la suite, sans en donner la raison, d’engager dans ma section quelques peintres aptes par leur vision très spéciale, à dénaturer n’importe qu’elle forme. ».[11] Envoyé ensuite au Grand Quartier général, auprès du général Joffre qui l’affecta à la 2e armée dans laquelle on lui demanda de former une section camouflage comprenant une trentaine d’hommes. Il fit appel a des peintres comme : Forain, Dunoyer de Segonzac, Marcel Cosson… à des sculpteurs comme Charles Despiau, spécialiste des
« taupinières » (revêtements de cartonnages propres à dissimuler les batteries), Henri Bouchard… à un décorateur d’opéra, Georges Mouveau, sans oublier Marcel Bain et Emile Pinchon, compagnons des ses premières expériences « que j’emmenais partout avec moi, comme un grand couturier ses mannequins »[12]. Ce groupe d’une trentaine d’hommes, qui réussit à épargner des milliers de vies humaines, en comptait à la fin de la guerre trois mille, repartis sur tous les fronts. « Il fallu bientôt les doter d’un insigne spécial : ce fut un caméléon – symbole du mimétisme brodé sur la manche, en or sur fond rouge. »[13] Rappelons la réaction de Pablo Picasso lors du défilé des premières unités de blindés camouflées en 1918 à Paris, qui avait dit à la vue d’un canon camouflé, « Et dire que c’est nous qui avons inventé cela ! », en pensant aux toiles cubistes, si proches des formes et des couleurs présentes dans le camouflage de l’Armée de Terre, comme le wagon d’artillerie du train blindé lourd anglo-belge employé en septembre-octobre 1914, tout droit sorti d’une toile cubiste.

Des peintres comme Delaunay, Léger, Malevitch ont inspiré les artistes mobilisés pour créer « l’arme qui trompe », cette nouvelle arme, à la fois active et passive. Guirand de Scévola, en 1951, évoque ses souvenirs, en temps qu’organisateur incontesté du camouflage : « J’avais pour déformer totalement l’aspect de l’objet, employé les moyens que les cubistes utilisent pour le représenter ce qui me permit par la suite, sans en donner la raison, d’engager dans ma section quelques peintres aptes, par leur vision très spéciale à dénaturer n’importe quelle forme ». Le camouflage prend appui sur des lois classiques, présentes dans la peinture cubiste, régissant les rapports espace-forme-couleur. Le camouflage fonctionne sur la fusion de la forme avec le fond, la confusion entre l’arrière plan et le premier plan et de la dissociation de la forme et de la couleur. Pour ces mêmes raisons, le camouflage maritime britannique, sous la tutelle de deux peintres britanniques Norman Wilkinson et Cecil King, s’appuyant sur les travaux de la section française, devait mettre en place une peinture spécifique de camouflage : le Dazzle (« éblouir » en anglais). Ronsin, sous-lieutenant d’artillerie, peintre de décors de théâtre, détaché à la marine disait : « C’est à cette époque que deux peintres de la Marine de sa Majesté britannique, Cécil King et Norman Wilkinson, furent chargés d’élaborer une méthode pour freiner le carnaval maritime spontané et improvisé des navires de commerce, chaque compagnie improvisant au hasard des imaginations, des tracés et des peintures plus ou moins fantaisistes. La méthode arrêtée n’était pas une application du phénomène de mimétisme ; elle ne pouvait réussir qu’une fois sur mille, tout le reste étant ingéniosité graphique arbitraire et hasardeuse. » La « Dazzle Section » comprenait 15 peintres travaillant au siège de la Royal Academy of Arts à Londres, transformant au fur et à mesure les ports en « une exposition de tableaux futuristes ». Après de nombreux essais les anglais arrivent à des résultats concluant de camouflage sur leurs navires, la France envoie Pierre Gatier, camoufleur peintre de la Marine à Londres pour s’instruire sur la méthode employée et de retour en France, pouvoir l’appliquer aux navires de commerce. Le but étant de faire confondre l’avant et l’arrière du bateau, sa nature, sa direction, sa vitesse … afin d’échapper aux périscopes et aux U boat allemands. Tous les types de bateaux et toutes les escadres sont étudiés et des schémas de camouflage dazzle sont dessinés en vues de profil. De nombreuses réductions en bois de ces bateaux seront réalisées par des modeleurs de constructions navales. Ils permettront de faire des «simulations » de ces bateaux « dans les conditions d’observation d’un sous-marin inspectant la mer ». On ira jusqu’à créer une école pour éduquer des officiers à ce genre de peinture marine. Le lieutenant bombardier Filippo Marinetti parle dans ses carnets d’un capitaine Bersagliers qui, devant ces bateaux camouflés, s’exclame « Voilà un bateau futuriste qui sort du port ! On dirait des zèbres ces bateaux maquillés de lignes futuristes en haute mer ! » Le lien entre L’Art et le militaire est évident, les artistes peintres seront les premières personnes à créer et développer le camouflage au service du militaire. Mais le camouflage vient avant tout des animaux.

Dans son livre, « Le mimétisme animale », Roger Callois, fait l’étude de la richesse des différentes sortes de mimétisme (littéralement déguisement) utilisées par les animaux pour se cacher, se dissimuler et se protéger dans la Nature. Il utilise l’exemple des tigres, qui grâce à une photographie en noir et blanc, ont prouvé qu’ils pouvaient « disparaître » de notre vue malgré leurs pelages à rayures pourtant si voyant à l’œil nu « humain », car nous sommes convaincus que les animaux, pour la plupart voient en noir et blanc. Il explique comment « les rayures alternées jaunes et noires de leur pelage se confondaient parfaitement avec le système des ombres et des clartés verticales produites par les minces feuilles pendantes des hauts buissons »[14]. Toutes les formes de camouflages présentes dans l’armée de Terre et de l’Air proviennent de la Nature, où elles sont présentes depuis des millénaires. La rupture de la forme au moyen de motifs, comme chez le zèbre, est un des deux principaux stratagèmes adaptés par les militaires pour leur propre camouflage. L’Homme s’est inspiré de son environnement et a retranscrit ces règles fondamentales sur ses hélicoptères, ses avions, ses uniformes… On retrouve les rayures des zèbres, exemple de camouflage disruptif sur les hélicoptères « Sea King » de la Royal Navy ou bien dans les tenues « léopard » des parachutistes modernes qui utilisent le même principe. Roger Caillois classe les couleurs destinées à duper les agresseurs potentiels en plusieurs catégories, il y a les couleurs rappelant le danger encouru si le prédateur attaque, il y a les couleurs trompeuses, d’un coté, celles qui dissimulent et de l’autre celles qui avertissent à tort l’ennemi, lui faisant supposer un danger qui n’existe pas. Il y a aussi les couleurs qui servent simplement à cacher leur porteur (l’exemple de la sauterelle qui a la même teinte que l’herbe autour d’elle). Il y a aussi les couleurs trompeuses, qui suscitent à tort l’idée de dégout ou de danger ou, au contraire, attire le prédateur en imitant la couleur et la forme d’une fleur ou d’une plante désirée. Cette dernière catégorie amène le dernier des groupes, le plus étonnant peut être, du moins le plus impressionnant, celui des couleurs ou dessins qui « détournent l’attention soit des organes vitaux de l’animal (généralement la tête et les yeux) sur des parties moins importantes de son corps », comme le fulgore dont le nez démesuré et coloré mais vide, nous rappelle les postiches de la cour de la reine de cœur dans l’œuvre de Lewis Carroll « Alice au pays des merveilles », terrifie ses prédateurs ou encore la taupe à nez étoilé, tout droit sortie d’un cauchemar, dont le surplus de chair rose vif autour du museau tient le rôle de « fausse tentacules » ou enfin les ocelles, ces taches blanches entourées de noir présentes sur les ailes de papillons nocturnes, vous fixant avec leurs yeux brillants, comme une chouette. Les ocelles peuvent aussi se trouver sur une surface circulaire, comme chez le Cucujo d’Amérique du Nord, dont la sensation de relief des « yeux » est saisissante !

Comment des espèces n’ayant ni langage ni doctrine peuvent elles mettre en place un tel comportement réglé ? Cette intelligence présente dans la Nature est rapidement récupérée par l’Homme (dans la chasse par exemple) puis par les militaires. Le camouflage rentre dans une conduite adaptative rationnelle et de travestissement (offensive/défensive) car elles permettent efficacement de méduser une proie/un ennemi et de mettre en fuite un prédateur/un attaquant. Cependant, à partir d’aout 1918 avec la reprise de la guerre de mouvement, le camouflage semble avoir atteint ses limites. Le front se modifie à une telle vitesse que les camoufleurs n’ont plus le temps d’adapter leurs dispositifs et les bombardements aériens se généralisent. « Après la signature de l’Armistice le 11 novembre 1918, la section de camouflage est dissoute dès le mois de décembre. Le conflit a engendré des évolutions techniques majeures et déterminantes, acquises en un temps très court, depuis les changements d’uniformes jusqu’aux spectaculaires progrès de l’aviation, en passant par le développement du renseignement et de la transmission des ordres et informations par le téléphone de campagne. D’une utilité incontestable dans la guerre de position, le camouflage n’a pas eu le temps de s’adapter à la guerre de mouvement. C’est peut être la raison pour laquelle l’Armée n’inclut pas ce service dans ses projets de réorganisation en 1919. »[15] Cependant, en 1939, alors que vient d’éclater la seconde guerre mondiale, le ministre de l’aviation, Guy La Chambre, convoque Guirand de Scévola, alors âgé de 70 ans, pour lui demander de prendre en mains l’organisation du camouflage. Il sera très vite handicapé et découragé par la bureaucratie et l’obligation de rédiger des rapports l’empêchant de mener efficacement cette tache. « C’est finalement un camouflage primaire, hâtif et improvisé, réalisé à l’aide de branchages et de bottes de foin, que recourent les combattants français. »[16]. Au printemps 40, l’armée française est disloquée avec l’arrivée des blindés allemands et l’art du camouflage passe entre les mains des Britanniques et des Allemands, qui arriveront à l’adapter à cette nouvelle ère marquée par le mouvement et la vitesse. Walter Benjamin cite le manifeste sur la guerre d’Ethiopie : « Nous sommes amenés à constater (…) que la guerre est belle, car, grâce aux masques à gaz, aux terrifiants mégaphones, aux lance- flammes et aux petits tanks, elle fonde la suprématie de l’homme sur la machine subjuguée. La guerre est belle, car elle réalise pour la première fois le rêve d’un corps humain métallique. (…) La guerre est belle car elle crée de nouvelles architectures comme celles des grands chars, des escadres aériennes aux formes géométriques (…) »[17].

La guerre devient le théâtre d’une bataille entre hommes mais aussi entre machines. Elle s’adapte à la défense ennemi, se cache, échappe aux sens comme écrit Rimbault décrivant le poète arrivant « à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens »[18] ou Luigui Russolo qui écrit dans L ‘Art des bruits: « Il ne faut pas oublier les bruits absolument nouveaux de la guerre moderne »[19] et Ernest Hemingway parle du « Tempest », dans ses « Mémoires de guerre » comme d’un « superbe avion à la silhouette raide et brutale. (…) Décollait avec le hurlement de 200 scies circulaires tranchant dans une bille d’acajou »[20]. Paul Virilio parle de « vitesse, porteuse de peur et de terreur, comme l’avait bien vu le penseur de la guerre Sun Tsé : « La promptitude est l’essence de la guerre »[21]. En Mai 1918, une note du chef de la section de l’étude de camouflage sur le camouflage des avions nous renseigne sur la situation au sein de l’Armée française. On apprend que le camouflage est fait « sans aucun principe et se trouve livré au hasard des initiatives individuelles » et qu’il est urgent de sortir de cette pratique arbitraire, qui n’est pas sans danger car elle compromet à la fois la solidité et la qualité des appareils ou dans certain cas, obtient l’effet inverse, en augmentant la visibilité de l’appareil au lieu de l’atténuer. Les modes de camouflages arbitraires sont parties du blanc, en passant par le vert automne, le bleu horizon puis
l ‘aluminium pour enfin arriver à la peindre de grandes taches de tons tranchés (zébrures). Ce dernier mode de camouflage n’a été prescrit par aucun ordre mais elle devait être lié à l’établissement des maquettes avec lesquelles se règle généralement l’histoire de la peinture avec les constructeurs avant son exécution. Dans les armées alliés, en 1918, les Anglais emploient des teintes unies (un mélange d’ocre jaune et de noir de fumée tendant vers le marron et une teinte tendant vers le vert) et les Italiens comme les Américains, dont les peintures des avions étaient calqués sur les peintures de l’armée française étaient « désireux de suivre toutes les expériences relatives au camouflage des avions ». Les Allemands cependant « font actuellement, sur les ailes, le fuselage et la queue de leurs appareils, de dessins de style cubiste (taches régulières de diverses couleurs) ». Le mot est dit, l’Armée française l’écrit noir sur blanc. Cependant elle se rend compte de la difficulté grâce au camouflage de dissimuler un avion à la fois posé sur le sol et en vol. Le chef d’escadron F. de Fossa, écrit :
« Une teinte neutre, uniforme, semblerait seule donner satisfaction. Mais, il ne faut pas oublier que les cocardes resteront toujours très apparentes et que souvent ce sont elles qui font découvrir les appareils à terre aux observateurs aériens. » Un des problèmes majeurs est d’être vu sans être trop voyant. Car les batailles dans les aires sont d’une grande confusion, il faut réussir à différencier rapidement ses coéquipiers de ses ennemis, Pierre Clostermann écrit dans son roman relatant sa vie de pilote de chasse au sein de la RAF (Royal Air Force), paru en 1948, « Le ciel est maintenant rempli d’avions et fourmille d’éclatement de flak. Je tire au jugé sur un autre Focke Wulf que je manque – heureusement, car c’était un Typhoon »[22] et « Pour ceux qui connaissent la sobriété des communiqués de la RAF, le terme « mur de flak » n’était pas une exagération »[23] (La flak est la terrible défense anti-aérienne allemande) ou encore « C’est le déchainement de sa formidable flak de canons automatiques et de mitrailleuses lourdes… Dans la nuit, une trame lumineuse et impénétrable se tisse. Des charbons ardents ondulent, accrochent des grappes d’éclairs rageurs sous les nuages, dans les arbres, autour de mes aies. Filons ! »[24]

Dave Morris, le conservateur du Musée de la Royal Navy Air Farm à Yeovilton (UK), me disait à quel point la peinture était importante sur un avion car elle représente l’intervention humaine sur un objet mécanique de guerre. Au fur et à mesure des couches, elle raconte l’histoire, les détails, les personnes qui ont croisées sa route. La peinture des avions incarne la stratégie des constructeurs aéronautiques (comme le constructeur d’avions durant la Seconde Guerre Mondiale qui faisant des dessins de camouflage légèrement différents entres les avions, pour qu’au moment de la livraison il ne puissent pas être trop facilement repéré par les photos prises par les ennemis), des gouvernements (développement du camouflage en générale et des peintures dites « de communication » ou créées pour des évènements spéciaux comme le jour du débarquement) voir des pilotes eux mêmes (comme le Baron Rouge et la Jalta 5 avec leurs avions aux couleurs voyantes). La peinture et le camouflage dans l’aéronautique militaire reflètent le monde complexe de la stratégie, du rôles des industriels et de l’attachement des hommes en temps de guerre à leurs machines qui deviennent des partenaires de combats reflétant la personnalité de leurs pilotes et de l’équipage. Le pouvoir et la force de la peinture dans l’aéronautique militaire atteindra son apogée durant la Seconde Guerre mondiale pour ensuite prendre d’autres formes, d’autres significations, toujours présentes dans nos armées. Avec l’évolution des techniques de défenses, des radars, les avions deviennent invisibles (dans le sens de invisibles aux radars), volent de nuits, sont tops secrets et cachés mais l’homme continue à les peindre et les décorer. Dans ce mémoire nous essayerons d’étudier l’étendue et la diversité de ces différentes utilisations de la peinture et du camouflage de la première guerre mondiale à nos jours à travers 16 études de cas d’avions et drones dont la couleur et/ou le camouflage sont spécifiques, spéciaux, atypiques…afin de représenter une grande partie des possibilités exploitées au fil du temps. Dans un deuxième temps, nous analyserons les études de cas en les séparant en cinq parties reflétant les différentes utilisations et finalités des usages de la peinture dans l’aéronautique militaire : de la peinture, comme élément de camouflage, à la peinture, comme élément voyant, puis la peinture pour se protéger et la peinture pour communiquer et enfin les limites de celle-ci. Ces différentes parties représentent les « Grandes familles » de la peinture et ses différents usages au sein dans l’aéronautique militaire.

Victoire THIERREE
Artiste – Photographe
Diplômée des Gobelins et des Beaux Arts de Paris
http://cargocollective.com/victoirethierree

______

[1] Pierre Clostermann, Le grand cirque, Mémoires d’un pilote de chasse FFL dans la RAF, Flammarion, 1948, p. 405.
[2] Paul Virilio, Bunker archéologie, Galilé, 1975, p 15. 3 Paul Virilio, Bunker archéologie, Galilé, 1975.
[3] Paul Virilio, Bunker archéologie, Galilé, 1975.
[4] Pierre Bergounioux, B-17G, Argol, 2006, p.57
[5] Lieutenant-colonel Christian Benoit, Mimétismes, camouflages, Camouflage et trompe-l’œil en couleur de la nature à l’homme, A quoi servent les tenues camouflées ? , Editions du Muséum du Havre, Tome 86, 1999, p.34.
[6] Lieutenant-colonel Christian Benoit, Mimétismes, camouflages, Camouflage et trompe-l’œil en couleur de la nature à l’homme, A quoi servent les tenues camouflées ? , Editions du Muséum du Havre, Tome 86, 1999, p.34.
[7] Pierre Bergounioux, B-17G, Argol, 2006, p.30
[8] Christoph Asendorf, Super Constellation, l’influence de l’aéraunotique sur les arts et la culture, Macula, 1997, p.84
[9] Christoph Asendorf, Super Constellation, l’influence de l’aéraunotique sur les arts et la culture, Macula, 1997, p.85
[10] Christoph Asendorf, Super Constellation, l’influence de l’aéraunotique sur les arts et la culture, Macula, 1997, p.54
[11] Guirand de Scevola, « Souvenirs du camouflage » (1914-1918), La Revue p720
[12] Guirand de Scevola, « Souvenirs du camouflage » (1914-1918), La Revue p721
[13] Guirand de Scevola, « Souvenirs du camouflage » (1914-1918), La Revue p722- 723
[14] Roger Caillois, Le Mimétisme Animale, collection L’Aventure de la vie HACHETTE, 1963.
[15] Cécile Coutin, Tromper l’ennemi, L’invention du camouflage moderne en 1914- 1918, édition Perre de Tailac, 2012, p199.
[16] Cécile Coutin, Tromper l’ennemi, L’invention du camouflage moderne en 1914- 1918, édition Perre de Tailac, 2012., p200.
[17] Walter Benjamin, Œuvres III, L’œuvre d’art, édition Gallimard 2000, p112.
[18] Olivier Botar,Vues de Haut, Centre Pompidou-Metz, Metz, p.173
[19] Luigi Russolo, L’art des bruits, Manifeste futuriste, Allia, 1913, p.19
[20] Pierre Clostermann, Le grand cirque, Mémoires d’un pilote de chasse FFL dans la RAF, Flammarion, 1948, p.336.
[21] Paul Virilio, L’administration de la peur, Textuel, 2010, p.44.
[22] Pierre Clostermann, Le grand cirque, Mémoires d’un pilote de chasse FFL dans la RAF, Flammarion, 1948, p.133
[23] Pierre Clostermann, Le grand cirque, Mémoires d’un pilote de chasse FFL dans la RAF, Flammarion, 1948, p.200.
[24] Pierre Clostermann, Le grand cirque, Mémoires d’un pilote de chasse FFL dans la RAF, Flammarion, 1948, p.340
 

Thumbnail

Actualité précédente

Thumbnail

Actualité suivante