L’avantage concurrentiel de DAESH sur le marché mondial du terrorisme

« L’avantage concurrentiel » de DAESH sur le marché mondial du terrorisme


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Et si l’Etat islamique (EI, Daesh) avait remporté son premier succès véritablement significatif seulement maintenant ? Non pas parce que le groupe djihadiste continue de s’étendre géographiquement (il détient aujourd’hui un territoire de plus de 300.000 km²)[1] mais parce qu’à travers une interview donnée au Guardian le jeudi 11 juin 2015[2], Abu Qatada et Abu Muhammad al-Maqdisi, deux des membres les plus importants d’Al-Qaïda, expliquaient que leur organisation était « hors-service » : « Al-Qaida au Moyen-Orient a été vidée de ses recrues et de ses ressources financières après avoir perdu ses territoires les plus prestigieux ». Victoire indirectement liée à l’expansion géographique de Daesh donc, car si l’on devait comparer les deux groupes terroristes lors de la création de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), c’est au sol que la différence se ferait. Tandis qu’Al-Qaïda met l’accent sur le djihad mondial, qui passe avant la proclamation du califat islamique tant attendu (voir la déclaration de djihad contre les croisés et les juifs d’Oussama ben Laden du 23 février 1998)[3], l’EI accorde la priorité à la création et au renforcement de l’Etat de califat comme objectif immédiat et primordial, qu’il atteindra le 29 juin 2014 au travers du discours du calife Ibrahim, au nom de guerrier Abu Bakr Al-Baghdadi. Dans le second numéro de Dabiq, le magazine de propagande de Daesh, les dirigeants de l’EI font de cet objectif de califat une question de survie : « C’est soit établir l’Etat islamique soit être éliminés par le déluge », ajoutant également « dawlat al-islam baqiya watatamaddad » (« l’Etat islamique est là pour rester et s’étendra »), telle une nouvelle provocation destinée aux rivaux de l’organisation, dont en première ligne Al-Qaïda.

Le Canon 5D comme arme de guerre

Si sur le fond, les objectifs divergent entre les deux groupes terroristes, du moins dans le temps, Daesh a su utiliser les outils de communication non seulement pour recruter, comme le faisait Al-Qaïda, mais également pour terroriser. Comme l’explique le politologue Asiem El Difraoui, « l’Etat islamique n’a pas inventé le terrorisme vidéo, mais sa spécificité est de jouer la carte de la barbarie, pour « terroriser le cœur de l’ennemi », comme ses membres disent. Avec comme arme, non pas la Kalach, mais le Canon 5D »[4]. C’est là toute la force de Daesh à travers sa communication : adapter son message et la manière dont il va être relayé et perçu selon la cible visée. Si le franco-sénégalais Omar Diaby, dit Omar Omsen, recrutait jusqu’à l’année dernière en France la majorité des djihadistes pour la Syrie à travers des vidéos postées sur Facebook (l’émir Omsen n’utilisait jamais d’images de violence, il préférait les techniques de manipulation mentale)[5], Daesh passe aujourd’hui principalement par Twitter (avec une moyenne de 72 retweets par tweet publié pour le compte de Daesh fin 2014)[6] et Youtube, les messages étant orchestrés par la société de communication du groupe, Al-Hayat. Omar Omsen est par ailleurs vivement recherché par Daesh qui n’apprécie guère l’ombre faite par ce dernier dans le processus de recrutement des djihadistes français.

La vidéo de propagande de Daesh, « Flames of war », est intéressante dans l’évolution de l’intensité du message, au-delà des nombreux effets spéciaux réalisés notamment avec le Canon 5D. Si la première partie est un documentaire sur la guerre en Syrie qui met principalement en avant le matériel utilisé par les djihadistes, la seconde évolue vers une violence plus psychologique. Le message est assez simple à comprendre : tous ceux qui combattront aux côtés de Bachar Al Assad mourront, tout comme ceux qui refuseront de prêter allégeance à l’EI. La mise en scène finale de combattants syriens pro-Assad creusant leur propre tombe tout en expliquant face à la caméra qu’il est préférable de laisser tomber « ce chien d’Assad » montre bien à quel point l’objectif de cette vidéo est double. Il s’agit en effet de donner envie à ceux qui regardent la vidéo de venir combattre aux côtés de Daesh grâce à des armes de guerre performantes mais également de faire peur à ceux qui, parce que moins « aptes » à apprécier la première demi-heure de « Flames of war », ne seraient pas considérés comme de potentielles recrues. Créer le trouble, compris sous plusieurs angles dont la psychologie de l’individu et la sociologie des sociétés occidentales à travers l’effroi et la crainte, voilà ce que permet cette vidéo relayée sur internet.

Guérilla marketing

Comme l’a déjà expliqué à plusieurs reprises Mathieu Slama, spécialiste de la communication de l’organisation, « chacun des membres de Daesh est un ambassadeur de la cause sur internet ». Twitter et Youtube sont ainsi utilisés pour construire un « grand récit fondateur » au travers duquel le logo et les slogans sont systématiquement présents. En travaillant sur l’identité de marque, les symboles relatifs à l’Etat islamique deviennent de plus en plus puissants, et comme pourrait le faire une grande marque de vêtements ou de boissons à travers une campagne publicitaire, la marque Daesh s’exporte, attire, voire plaît. L’entreprise Daesh suscite l’adhésion à son « concept » en reprenant les couleurs, le doit levé vers le ciel et le « baqiya », son slogan, dans l’optique d’amener chaque fan à devenir un ambassadeur de la marque. Tous les critères d’une grande marque semblent se consolider avec le temps et avec les efforts réalisés par l’organisation sur les réseaux sociaux. On estime en effet aujourd’hui à environ 100.000 tweets[7] par jour la production de messages, uniquement sur ce réseau social.

Lors de l’avancée vers Bagdad en juin 2014, les soldats de l’Etat islamique ont déployé un plan de communication très efficace, proche de celui utilisé en marketing par Nike pour lancer une nouvelle paire de chaussures[8] par exemple. Une campagne de retweet a été lancée pour diffuser des images de conquêtes, notamment celle du drapeau de l’organisation flottant sur Bagdad indiquant aux milices chiites: « Bagdad, we are coming ». La viralité du hashtag, à la fois diffuseur et moteur de recherche de l’information, permet à Daesh de contrôler ses communications et de faire passer certains messages selon un calendrier bien établi. Selon le think-tank américain Brookings Institution, le nombre de comptes Twitter soutenant l’État islamique serait d’au moins 50 000[9].

Contrairement à Al-Qaïda considéré comme isolé, notamment par l’image que renvoie son chef, Ayman al-Zawahiri, Daesh vit dans son temps et actualise ses modes de communication, à l’externe comme pour l’interne. Si les discussions entre djihadistes ont peu à peu disparu de Facebook, ces derniers se sont rapidement tournés vers WhatsApp, beaucoup moins surveillé. Ces applications servent également au recrutement : chaque jeune djihadiste est chargé de convaincre cinq de ses amis via les réseaux sociaux[10].

En détournant la violence des films d’horreurs occidentaux, le pire de la télé-réalité et plus récemment les codes visuels des jeux vidéo[11] en arme contre nous, les djihadistes nous rappellent que nous sommes les seuls responsables, à la fois des horreurs commises par l’organisation, mais également de la manière dont elles sont relayées aux yeux de tous. Il est difficile d’oublier les images, et comme l’explique Abdelasiem El Difraoui, « le terrorisme n’existe pas sans médiatisation »[12], ce qui pose depuis quelques mois maintenant la question des actions à mener contre Daesh et sa progression, que celle-ci soit territoriale ou d’ordre psychologique.

Harcèlement moral plutôt que domination militaire

A l’heure actuelle, Daesh dispose de structures administratives et de ressources financières permettant d’organiser dans le temps le message d’un combat à mort entre « islam et mécréance »[13]. On évaluerait à 3 milliards de dollars les revenus de l’Etat islamique[14], ce qui en fait le groupe terroriste le plus riche de l’histoire, alors qu’environ 100 000 djihadistes se battent au nom de l’EI (sans compter les wilayat (provinces) des différentes régions du monde), selon Fuad Hussein[15], chef du cabinet de Massoud Barzani, le président du gouvernement régional du Kurdistan Irakien.

Ces chiffres peuvent impressionner, tant Daesh existe depuis peu sous forme d’Etat (califat prononcé le 29 juin 2014 bien que le groupe existe depuis 2006 en Irak et 2013 en Syrie). Mais l’ultra violence maîtrisée et calculée, qui vise à terroriser l’Occident, attire presque paradoxalement les « aptes » au djihad. En insistant sur l’histoire coloniale de la région, en présentant les musulmans comme des victimes de l’Occident depuis la création de l’Islam, le nombre important d’ambassadeurs (pour la plupart maîtrisant les codes des réseaux sociaux) crée ainsi une sorte « d’exponentialité » de la diffusion de vidéos, d’images et de textes. Cette viralité se comprend également par rapport à l’activité des médias occidentaux. A titre d’exemple, 11 unes d’hebdomadaires français ont traité de terrorisme depuis janvier 2015, contre 7 sur toute l’année 2014[16]. Pour Ilias Alaoui Belrhiti, consultant en communication d’influence, « ces relais d’informations créent un écho chez les personnes qui rejoignent ce groupe »[17], notamment pour plusieurs raisons : le fantasme du califat et de la terre d’islam, l’idée que Daesh puisse donner une raison d’exister à de nombreuses personnes dont l’espoir est limité dans leur pays ou encore permettre à des radicaux de combattre et de changer un système préétabli, à travers des actes de terrorisme contre leur propre pays de naissance.

La dynamique d’allégeance d’un califat, défini comme un Etat dont le territoire ne cesse de s’étendre, décuple la force d’attraction de l’organisation terroriste tout en renforçant parallèlement le rejet d’un ordre ancien jugé corrompu, injuste et dicté par les mécréants (Etats-Unis, Arabie saoudite, Qatar…). Il semblerait que ce soit ce piège mis en place par Daesh qui rende les réponses de la coalition déployée en septembre 2014 difficiles, pour ne pas dire particulièrement complexes. En poussant cette coalition à s’engager dans une guerre au sol, en Syrie, en Irak, mais probablement aussi en Libye où Daesh est particulièrement actif à l’est du pays, l’Etat islamique souhaite universaliser son combat. L’excellente connaissance des pires peurs des sociétés occidentales et de la façon dont celles-ci fonctionnent permet au calife et à ses troupes de pousser les « héritiers du colonialisme »[18] à cette réaction militaire.

Ce harcèlement moral pousse par ailleurs les pays concernés à modifier leur comportement face au terrorisme et à la lutte qu’ils en font. Les deux exemples français récents sont assez révélateurs de la portée du message de Daesh « islam contre mécréance ». A travers la création du site internet stop-djihadisme et la loi sur le renseignement promulguée en juillet 2015, le gouvernement ne cherche d’ailleurs pas forcément à revenir aux causes du succès initial de l’Etat islamique mais plus à contrer, coup par coup, l’avance du groupe sur les réseaux sociaux. Quand certains spécialistes, comme Léon Panetta, prévoient « qu’une guerre ouverte face à Daesh pourrait durer au moins 30 ans »[19], on peut se demander pourquoi l’Etat tarde à prendre un peu de hauteur et définir un projet global de formation intellectuelle et sociale aux personnes pouvant se laisser radicaliser. D’ailleurs, dans sa dernière vidéo, Omar Omsen se moque du clip anti-propagande et de son innocuité : « depuis quand les musulmans prennent-ils conseil des mécréants en ce qui concerne leur religion ? »[20], tout en considérant le clip stop djihadisme comme un plagiat des réalisations de Daesh.

Bien que la faiblesse majeure de la coalition mise en place pour lutter contre Daesh soit son absence de projet politique d’alternative à un nouvel ordre, il serait intéressant de la part de la France de creuser autour des raisons profondes relatives aux chiffres inquiétants parus en avril dernier dans un rapport du Sénat : « 1.432 Français ont quitté la France à destination des zones de djihad en Syrie et en Irak. Un chiffre en augmentation de 84%. Sur les 3000 djihadistes européens recensés dans les régions tenues par le groupe État islamique, près de la moitié (47%) sont des ressortissants français »[21]. Et ainsi tenter de comprendre pourquoi Daesh plaît et fait peur en même temps.

Adrien Loriller
Membre du comité Moyen-Orient
86ème séminaire Jeune – Paris

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[1] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1379535-lutte-anti-djihadistes-l-iran-doit-rejoindre-la-coalition-internationale-c-est-urgent.html
[2] http://www.theguardian.com/world/2015/jun/10/isis-onslaught-has-broken-al-qaida-its-spiritual-leaders-admit
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Al-Qa%C3%AFda#cite_note-16
[4] http://teleobs.nouvelobs.com/actualites/20150304.OBS3861/daech-ou-la-fabrique-de-l-horreur.html
[5] http://www.ihedn.fr/?q=content/la-mutation-du-discours-terroriste
[6] http://www.huffpostmaghreb.com/ilias-alaoui-belrhiti/letat-islamique-au-cur-de_b_6115612.html
[7] http://www.ouest-france.fr/europol-sen-va-t-en-guerre-contre-daech-3503968
[8] http://www.cbsnews.com/news/isis-jihadists-on-move-in-iraq-using-weapons-and-twitter-hashtags/
[9] http://www.brookings.edu/~/media/research/files/papers/2015/03/isis-twitter-census-berger-morgan/isis_twitter_census_berger_morgan.pdf
[10] http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/marketing-et-reseaux-sociaux-la-communication-de-pro-des-djihadistes-de-l-eiil_1552390.html
[11] http://www.dailymail.co.uk/video/news/video-1193324/ISIS-fighter-films-death-GoPro-helmet-camera.html
[12] Al-Qaeda par l’image, la prophétie du martyre, et de Carnets égyptiens, 2013, PUF
[13] Le piège Daech, l’Etat islamique ou le retour de l’histoire, Pierre-Jean Luizard, 2015
[14] Daech, naissance d’un Etat terroriste, Arte, Février 2015
[15] http://rt.com/news/183048-isis-grow-expand-jihadist/
[16] http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/05/11/hollande-sarkozy-immobilier-islam-explorez-un-an-de-couvertures-d-hebdomadaires-francais_4630966_4355770.html
[17] http://www.huffpostmaghreb.com/ilias-alaoui-belrhiti/letat-islamique-au-cur-de_b_6115612.html
[18] « Le Piège Daech », Jean-Pierre Luizard, 2015
[19] http://www.lepoint.fr/monde/leon-panetta-la-guerre-contre-l-ei-pourrait-durer-30-ans-06-10-2014-1869799_24.php
[20] http://www.lefigaro.fr/international/2015/02/09/01003-20150209ARTFIG00159-le-djihadiste-omar-omsen-dit-preparer-une-video-sur-les-attentats-de-charlie-hebdo.php
[21] « Rapport de M. Jean-Pierre SUEUR, fait au nom de la CE moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes », 1er avril 2015

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