[COMPTE-RENDU] La reconstruction de l’Irak aura-t-elle lieu ? (Myriam Benraad)

Cette conférence s’est tenue le 19 septembre 2019 à l’École militaire.

Ce compte-rendu a été rédigé par Amandine Kimmel, membre associée du comité Moyen-Orient et monde arabe.

Relecture par le pôle publication de l’association.

 

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À propos de l’intervenante

 
Politologue, docteure de l’Institut d’études politiques de Paris, Myriam Benraad est actuellement chercheuse associée à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM/CNRS). Parallèlement à ces fonctions, elle est conseillère technique auprès de l’Union Européenne et de plusieurs organisations internationales.
Elle est l’auteure, entre autres publications, de L’Irak par-delà toutes les guerres. Idées reçues sur un État en transition et de Jihad : des origines religieuses à l’idéologie. Idées reçues sur une notion controversée (Paris, Le Cavalier Bleu, 2018).
 
 

Propos introductifs : comprendre le sujet de la reconstruction

 
La question de la reconstruction est aujourd’hui au cœur de la couverture médiatique portant sur le conflit en Irak. Et pour cause, le coût de cette reconstruction est estimé à 82,2 milliards de dollars par le gouvernement irakien. En février 2018, la conférence internationale pour la reconstruction de l’Irak s’est tenue au Koweït : 30 milliards de dollars ont été promis à cette occasion. Outre le faible montant que cela représente au regard de l’ampleur de la tâche, le gouvernement irakien peine à percevoir cet argent. De nombreuses questions se posent ainsi autour de la problématique de la reconstruction d’un pays exsangue après plusieurs décennies de conflit.
 
Bien que les Irakiens semblent tenir la communauté internationale pour fautive, la responsabilité de ces années de guerre est partagée. Dès lors, comment faire pour remettre le pays sur le droit chemin ? Que signifie pour les Irakiens la reconstruction de leur pays ? La prédominance de la réponse militaire est-elle pertinente alors même que les actions de reconstruction socioéconomique n’ont pas porté leurs fruits ?
 

D’une « reconstruction » à l’autre, quelle reconstruction ?

 
Dès le milieu des années 2000, des conférences se tiennent sur le sujet, sans succès. C’est en réalité depuis les années 1980 que la question de la reconstruction est posée. À l’issue de la guerre Iran-Irak (1980-1988), l’État irakien s’installe en effet dans un délabrement progressif. Les combats ont été très destructeurs, notamment au niveau des infrastructures. Le langage triomphaliste de Saddam Hussein s’oppose pourtant à cette réalité. Tandis que le pouvoir irakien nie les séquelles laissées par la guerre, Saddam Hussein investit massivement dans le domaine militaire, au détriment d’une société elle-même détruite. La nation est exsangue, des familles disloquées, un nombre important d’Irakiennes sont rendues veuves par la guerre. De plus, l’instabilité gagne les marchés pétroliers internationaux en cette fin de décennie 1980. Saddam Hussein poursuit cependant sa politique ultra-militariste. Il envahit le Koweït en août 1990. L’armée est une nouvelle fois mobilisée à grande échelle et les Irakiens semblent en partie suivre cette « fuite en avant ». La première guerre du Golfe constitue ainsi un point d’orgue avec la mobilisation de la coalition internationale. Le coup final est donné par l’invasion de l’Irak par les États-Unis en mars 2003.
Les infrastructures détruites ne sont jamais remises en état du fait notamment de l’embargo imposé à l’Irak. Ces sanctions, d’une grande sévérité, ruinent le pays et entravent le processus de reconstruction à long terme. En 2003, après la chute du régime de Saddam Hussein, de nombreux Irakiens ne voient pas dans la « thérapie de choc » imposée (« dé-baathification » de l’administration, démantèlement de l’armée, privatisation de l’économie irakienne) une solution à leurs multiples problèmes. Paul Bremer, administrateur civil de l’Autorité provisoire de la coalition (CPA) nommé par l’administration Bush, a édicté durant ses 13 mois de pouvoir des ordonnances qui vont laisser des traces profondes par la suite (Coalition Provisional Authority Orders). Cette politique est globalement un échec. Dans ce contexte, l’Irak est en proie à des scènes d’anarchie (pillages, destructions). Toutefois, les Américains envoyés sur le terrain restent convaincus que cette guerre sera courte et que le témoin sera rapidement passé aux Irakiens. La désillusion apparaît ensuite et crée d’ailleurs frustrations et sentiments de trahison chez des soldats américains qui ne sont, pour la plupart, que peu préparés à un tel conflit. Pendant les années 2003-2004, les Américains semblent néanmoins persuadés d’œuvrer pour le bien du pays, tel que le démontrent paradoxalement les mémoires de Paul Bremer (My Year in Iraq, parues en 2006).
La réalité est tout autre : les autorités sont incapables de faire face, la situation se détériore encore. À titre d’exemple, les fonds du programme « Pétrole contre nourriture » – supervisé par les Nations Unies, mis en œuvre entre 1996 et 2003 pour répondre aux besoins humanitaires des Irakiens après la seconde guerre du Golfe – n’ont pas été intégralement retrouvés à ce jour. Pourtant, cette dégradation de la situation ne peut pas tant être imputée à l’absence de personnes ou d’entreprises compétentes en Irak qu’à l’insécurité, qui fait fuir les membres des organisations internationales chargés d’évaluer les besoins des Irakiens. Ainsi, l’attentat contre le siège des Nations Unies à Bagdad en 2003 conduit au transfert de l’organisation en Jordanie. Comment alors évaluer les besoins depuis Amman ou cloîtrés dans la Zone Verte de Bagdad ?
 

Une problématique centrale, multiforme et complexe

 
Alors que la priorité aurait dû porter sur les infrastructures de base, les fonds affectés à cette reconstruction ont essentiellement été alloués à des sociétés de sécurité privée. Peu de travaux de fond ont été menés. Dans un tel contexte, l’Organisation État islamique (OEI) parviendra à mettre en place une propagande proposant services et structures administratives ; solutions que l’État irakien n’offre aucunement. En effet, le secteur public reste aujourd’hui écrasant, lieu de toutes les dérives : politiques partisanes violentes, corruption endémique -qui, contrairement aux idées reçues n’a pas toujours été monnaie courante, augmente considérablement à partir de 2003. Alors que la rente pétrolière irakienne devrait apporter une grande partie des fonds, très peu sont réellement alloués à la reconstruction. Cela est d’autant plus problématique que rien ne change par ailleurs : les luttes politiques se poursuivent et il n’y a toujours pas de décentralisation du pouvoir. Aujourd’hui, les blocages politiques concernant la reconstruction des infrastructures de base dans une commune peuvent être imputés à des rivalités personnelles entre un élu local et un membre du parlement à Bagdad, entre autres exemples.
Depuis 2009, on note toutefois une augmentation relative des fonds injectés dans la reconstruction du pays. Celle-ci peut être attribuée à une reprise de l’activité économique. Toutefois, cette légère embellie financière ne justifie en aucun cas le récit triomphaliste actuel. Les micro-initiatives ne suffisent plus. À plus grande échelle, la conférence internationale de février 2018 n’a eu, quant à elle, que peu d’effets. Sur les montants promis et annoncés, rien n’a été décaissé. Or, en 2019, l’économie n’est toujours pas pérenne ni diversifiée. L’arrivée très prochaine d’une importante masse de jeunes Irakiens sur le marché du travail inquiète, car aucun horizon fiable et enviable ne semble émerger.
 

Des enjeux immédiats mais aussi de long-terme

 
Les mesures mises en œuvre par les organisations sur place sont principalement destinées aux civils et ne constituent à ce titre qu’un soutien d’urgence à une reconstruction qui doit être mise en œuvre sur le temps long. Mais quels sont les impératifs de ce temps long ? Comment prêter de l’argent à un État qui dysfonctionne à tous les échelons ?
L’État central détient un rôle majeur dans cette reconstruction, qui ne se résume pas à la gestion de fonds, mais doit également être comprise comme un retour à la paix. Or, c’est plutôt un divorce qui s’opère entre la population irakienne et l’État central. Comment alors se réconcilier ? Les Irakiens vivent dans une « économie de la rancœur », caractérisée par un ressentiment fort entre communautés et en leur sein. Parmi les sunnites, une rupture s’est par exemple créée entre anciens membres de l’OEI, ceux qui ont profité de la montée en puissance de l’organisation ou encore ceux qui ont rejoint l’armée irakienne. Là encore, la déliquescence de la société irakienne est marquante dans les foyers.
L’Irak a besoin d’une reconstruction de choc : il faut injecter de l’argent et faire des propositions afin de rétablir un habitat détruit en grande partie, empêchant le retour des déplacés. Bien que certaines provinces se développent – à travers le tourisme par exemple – le sous-emploi, le chômage, les luttes intestines, l’absence de services étatiques de base sont autant de sujets à partir desquels l’OEI peut reconstruire sa propagande.
 

Questions / réponses avec les auditeurs

 
La reconstruction de l’Irak doit-elle passer par la reconstruction de l’identité irakienne ? Pensez-vous que la structure actuelle de l’État irakien, imaginée par les Américains est compatible avec cette identité ?
L’identité nationale est toute la question. Le nationalisme d’État a été largement déconstruit et aujourd’hui les élites irakiennes n’ont plus véritablement de récit national. Dans les écoles qui tentent de rouvrir, les enseignants ne savent pas quel récit fournir à leurs élèves, particulièrement les enseignants formés avant la chute du régime de Saddam Hussein. Dans certaines villes qui ont subi la subordination à l’OEI, telles que Mossoul, il est d’autant plus difficile de déconstruire la propagande exercée par les jihadistes pendant plusieurs années sur les jeunes élèves.
La question de l’enseignement est d’autant plus complexe lorsque l’on considère le nationalisme communautaire persistant en Irak. Les membres des milices chiites du sud du pays sont initialement partis au front pour défendre la « nation ». Dès lors, comment l’État central peut-il agréger ces visions divergentes et parfois irréconciliables de la nation au sein d’une vision politique unifiée ?
 
Projet d’Anatolie du Sud-Est (Projet GAP)[1] et montée des eaux salées au sud de l’Irak : quelles conséquences, quels nouveaux conflits ?
La région des marais du sud démontre que ces problématiques ne sont pas neuves : le phénomène d’exode depuis la région des marais vers le nord est connu depuis longtemps. Ainsi, le quartier de Sadr City à Bagdad est sociologiquement caractérisé par une population majoritairement issue de la zone des marais du sud du pays.
 
Peut-on parler d’inertie de l’État irakien et comment l’expliquer ?
Cela dépend de ce que l’on comprend par « État ». Beaucoup de personnes recrutées en 2003 se sont avérées peu compétentes. Une politisation de l’institution est notoire à compter de cette date. On constate qu’une élite irakienne refuse de se réformer au pouvoir. Au niveau macro, on note donc une absence de vision politique.
 
Peut-on véritablement imaginer un retour des déplacés sur leurs terres d’origine au regard des déplacements massifs et de la modification consécutive de la démographie de ces territoires ?
S’agissant du possible retour des réfugiés, plusieurs problèmes sont aujourd’hui à prendre en compte : d’une part, les problématiques communautaires ; d’autre part, les risques sécuritaires (notamment les mines anti-personnel) ; enfin, la reconstruction de l’habitat. Leur situation ne peut pas être laissée de côté dans l’attente qu’elle se normalise. Cela est d’autant plus vrai que les emplacements des camps de déplacés ne sont pas pérennes, car pas nécessairement acceptés. Ainsi, les Kurdes ne souhaitent pas voir les camps de déplacés se maintenir sur ce qu’ils considèrent comme leur territoire, ce qui présenterait selon eux un risque de modification démographique de zones majoritairement kurdes.
 
Quelle est la stratégie de l’Union Européenne (UE) en Irak ?
Il existe une représentation européenne en Irak. Bien que l’UE ait intérêt à stabiliser l’Irak, le pays ne constitue pas une priorité pour elle. Là encore, l’allocation de fonds à un État peu fiable n’est pas chose aisée pour une institution qui se doit de respecter certaines conditions (conditionnalité démocratique ; normes environnementales etc.). Ce sont donc des projets de développement à l’échelle micro qui peuvent être mis en œuvre, mais rien de plus grande envergure. De plus, les institutions multilatérales et les bailleurs de fonds internationaux ne peuvent pas se substituer au gouvernement irakien.
[1]La Turquie a lancé le GAP (Güneydogu Anadolu Projesi) ou programme régional de développement de l’Anatolie du sud-est en 1989. Ce plan très ambitieux prévoit la construction de 22 barrages, de 19 centrales électriques, et l’irrigation de 1,7 millions d’ha, faisant de la Turquie une grande puissance agricole. Prévu pour 2005, son achèvement a été repoussé à 2029, par manque de financements. La réalisation complète de ce projet conduirait à la réduction du débit de l’Euphrate et du Tigre, ce qui affecterait durablement la Syrie et l’Irak.

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