L’Empire ottoman au XIXème siècle : une histoire européenne

Alors que l’on célèbrera dans quatre ans le centenaire du traité de Lausanne, qui définit les frontières de la Turquie issue de l’Empire ottoman, l’histoire de cet empire reste teintée de préjugés directement issus de l’orientalisme et du colonialisme européens. En ce sens, à une époque, l’Empire ottoman était classé dans « les petits États de l’Europe » . Resté célèbre sous la formule du tsar Nicolas Ier comme « l’homme malade de l’Europe », il fait preuve d’une vitalité étonnante, comparable à celles des Habsbourg en Autriche ou des Romanov en Russie, qui pourtant paraissaient mieux portants.

Auteur : Romain PICARD, membre du Comité Moyen-Orient des Jeunes de l’IHEDN

Corrections et relecture : Augustin ROSE

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Cette réussite ottomane fut loin d’être évidente au XIXème siècle. Cette période marque en effet le déploiement de l’impérialisme européen sur l’ensemble du globe ; l’Empire ottoman est alors une des rares puissances indépendantes aux côtés du Japon, de la Chine et de la Perse. Ce siècle revête donc une importance considérable, aussi bien dans l’histoire ottomane qu’européenne. D’ailleurs, comme l’a si bien rappelé François Georgeon dans son article sur l’Empire ottoman et l’Europe au XIXème siècle (2), les tristes évènements des dernières décennies nous y ramènent lorsque des villes comme Sarajevo, Jérusalem, Bagdad ou encore Mossoul, qui faisaient alors partie des provinces de l’Empire, font les unes de l’actualité. À cela, nous pouvons ajouter que l’éveil des nationalismes arabe, kurde, arménien, albanais, turc, et même du mouvement sioniste, s’inscrivent dans ce contexte du XIXème siècle.
L’histoire ottomane (3) occupe donc une place importante dans l’histoire européenne. Cela est d’autant plus vrai que l’Empire ottoman était considéré comme un État européen par ses contemporains, et ce n’est qu’au XXème siècle, à l’aube de la Première Guerre Mondiale, que l’Empire perdit la quasi-totalité ses possessions européennes à l’exception de la région de Constantinople. Ainsi, et ce durant pratiquement toute son existence, la dynastie ottomane a contribué à la vie du continent européen, tant politiquement que militairement ou culturellement.
 

Une présence ottomane historique en Europe balkanique et centrale

Au même titre que la menace que représentait l’Empire ottoman sur l’Europe a pu être forte aux XVIème et XVIIème siècles, le voisinage européen a également représenté, pour les Ottomans, un grand défi. Au XVIIIème siècle, et notamment à partir du traité de Küçük Kaïnardja en 1774, l’expansion russe sur les terres ottomanes (de Crimée, entre autres) ouvre un nouveau chapitre dans les relations étatiques européennes : la « question d’Orient ». Sous ce terme, les puissances européennes se demandent en fait comment gérer le recul territorial de son voisin ottoman sans faire basculer l’équilibre des puissances. Ce dilemme courra jusqu’à la Première Guerre Mondiale. Pour la dynastie ottomane, l’enjeu est tout simplement de survivre face à cette expansion russe mais également française et anglaise, alors en pleine conquêtes coloniales, et autrichienne. À cela, s’ajoutent les aspirations d’autonomie voire d’indépendance des minorités chrétiennes des provinces ottomanes.
Géographiquement parlant, l’Empire ottoman a été une puissance européenne durant pratiquement toute son histoire ; elle occupait non seulement les Balkans mais aussi la partie occidentale de l’Europe centrale, principalement en Hongrie. Les provinces européennes étaient même considérées comme le cœur de l’Empire par la dynastie ottomane. En effet, ils s’y sont installés très tôt, au XIVème siècle, avant même de s’emparer de Constantinople, et y ont établi leur seconde capitale en 1361, à Edirne. Les provinces européennes faisaient partie des régions les plus riches et où les villes étaient les plus modernes. L’héritage culturel de cette présence ottomane se retrouve, d’ailleurs, dans les langues locales (balkaniques et hongrois) ou encore dans les croyances religieuses de certaines populations notamment dans les Balkans. Géographiquement parlant, l’Empire ottoman a été une puissance européenne durant pratiquement toute son histoire ; elle occupait non seulement les Balkans mais aussi la partie occidentale de l’Europe centrale
Mais au cours du XIXème siècle, et plus spécifiquement à partir de 1774, l’Empire perd son pied en Europe. L’historiographie distingue alors deux phases (4). La première, tout d’abord, au début du siècle : les révoltes nationales s’aggravent (dans les années 1820) et aboutissent à l’autonomie de la Serbie (1829), l’indépendance de la Grèce (1830), et de certaines provinces roumaines (1859). Les révoltes balkaniques et la guerre russo-turque (1877-1878) provoquent, ensuite, la deuxième phase de recul : perte définitive de la Serbie, de la Roumanie, de la Thessalie, de la Bosnie-Herzégovine (occupée par l’Autriche-Hongrie) et autonomie de la Bulgarie. Les toutes dernières provinces européennes, toujours à l’exception de la Thrace, seront perdues lors de la révolution Jeunes-Turcs et des guerres balkaniques (1912-1913) (5). Malgré ce recul incontestable, l’Empire ottoman est tout de même resté une puissance européenne jusqu’à son dernier souffle puisqu’elle a gardé un accès à l’Adriatique et une partie de l’Épire, de la Macédoine et de la Thrace.
Les puissances européennes ont exercé une grande influence sur l’issue de ces révoltes nationales. C’est notamment le cas de la Grèce, où les mouvements indépendantistes ont été matés par l’armée ottomane et les troupes égyptiennes en 1821. Six années plus tard, une coalition franco-anglo-russe intervient, défait l’armée ottomane et ouvre les négociations d’indépendance. La question de la protection des minorités est un élément déterminant de l’ingérence européenne en terres ottomanes. Considérant que les minorités chrétiennes étaient persécutées par le joug ottoman, certains pays Européens (notamment la France et la Russie) se sont par conséquent portés garants de leur protection (6). C’est le cas notamment de la Russie pour les populations chrétiennes orthodoxes des Balkans et également de la France pour les Chrétiens d’Orient de Syrie et de Palestine. Le principe de protection des minorités, louable, a également une portée géopolitique puisqu’elle justifie une ingérence visant à protéger les intérêts stratégiques propres à chaque pays.

L’ARCHEVEQUE DE PATRAS, GERMANOS, BENIT LE DRAPEAU DE L’INDEPENDANCE GRECQUE (25 MARS 1821)


 

Les grandes réformes du XIXème siècle, ou l’occidentalisation de l’Empire ottoman

Au XIXème siècle, donc, l’Empire ottoman s’éloigne géographiquement de l’Europe. Parallèlement, la présence européenne au sein de l’empire s’accentue. L’Allemagne eut ainsi un rôle dominant dans le domaine militaire, la France dans le domaine culturel et la Grande- Bretagne dans le domaine économique et diplomatique. De son côté, le gouvernement ottoman transforme le pays en un état moderne et centralisé tout à fait à l’image des Européens, de 1839 à 1878, au cours d’une série de réformes plus connue sous le nom de Tanzimat.
Les différents conflits et révoltes que connaît l’Empire ottoman au XIXème siècle l’a obligé à chercher l’aide militaire et/ou diplomatique des Européens, en échange d’avantages commerciaux promis par les sultans. En conséquence, l’Empire s’ouvre progressivement au libéralisme économique, dans les années 1840, crée la première banque à capitaux européens (1854-1856) et entame la construction des premiers chemins de fer financés par les puissances européennes, notamment la ligne Berlin-Bagdad. L’Europe se rapproche également d’Istanbul grâce au télégraphe en 1855 et à l’Orient-Express, en 1888, qui raccourcit le voyage de Paris à Istanbul à trois jours. Cette pénétration économique fut logiquement accompagnée d’une pénétration démographique ; commerçants, missionnaires, banquiers, archéologues, ou encore touristes, se bousculent dans ce qu’on appelle les « Échelles du Levant », c’est-à-dire les grandes villes portuaires de l’Empire. Certains symboles témoignent clairement de l’occidentalisation et de la modernité de la société ottomane des villes : on y trouve des hommes vêtus de costume, des gares, des tramways ou encore des bateaux à vapeurs (7). La France affirme par ailleurs son hégémonie sur le domaine culturel en participant, à travers son ministre de l’instruction publique, à la restructuration du lycée français de Galatasaray, qui est une véritable institution en Turquie et un symbole fort des réformes du XIXème.

ABDÜLMECID IER


Bien sûr, cette transition ne s’est pas faite sans réformes étatiques. De 1839 à 1876, sous le règne des sultans Abdülmecid Ier et Abdülaziz, le gouvernement ottoman organise les réformes les plus profondes de l’histoire de la dynastie avec les pays européens pour modèle. À ce sujet, trois évènements font référence : l’édit impérial de Gülhane (1839), le rescrit impérial (1856) et l’adoption d’une constitution (1876). Évidemment, le but de ces réformes n’était pas d’occidentaliser l’Empire – elles répondaient plutôt à un besoin de centralisation fiscale, politique et juridique – mais a eu pour effet de transformer l’Empire en un État moderne, la modernité étant impulsée par les pays européens. Aussi, toute l’expérience qu’ont accumulée les Ottomans au cours de leur histoire au sujet de leurs voisins européens leur a permis, en cette période de réformes, d’adopter ce qu’ils estimaient comme le meilleur des administrations française, autrichienne, russe ou anglaise après les avoir attentivement comparées.
Cette manière de procéder sera d’ailleurs réitérée un siècle plus tard par Mustafa Kemal Atatürk, alors à la tête de la nouvelle République de Turquie, lorsqu’il fera adopter en 1926 un code civil inspiré du code suisse, un code pénal issu du code italien et un code commercial issu du code français (8). Ainsi, le pays promulgue sa première constitution en 1876, qui garantit, entre autres, l’égalité de tous les sujets du sultan. L’intérêt de ce tournant juridique est multiple : d’une part, il permet au gouvernement ottoman de détendre les relations avec les Européens au sujet des minorités chrétiennes, et d’autre part, il permet d’imposer la loi ottomane sur l’ensemble du territoire et ainsi empêcher les minorités de s’organiser en communautés (millets) « en marge » de l’Empire tout en réduisant l’autorité juridique de la loi islamique et des oulémas. Cette volonté d’unification sociale fait écho au principe de nation véhiculé par la Révolution française. Enfin, à l’image de l’Europe au XIXème siècle, le gouvernement ottoman rédige de nombreux codes à partir de 1840 : Code pénal (en 1840, révisé en 1858), Code commercial (1850, révisé en 1861), Code agraire (1858) et enfin Code de commerce maritime (1863).

Les réformes ottomanes : un échec prévisible ?

En résumé, le défi auquel a essayé de répondre les sultans ottomans au XIXème siècle fut de suivre la marche imposée par les pays européens et figurer dans le concert des nations « civilisées ». L’influence extérieure, caractérisée par la question d’Orient, y a évidemment joué pour beaucoup dans la mise en place de ces réformes. Mais en dépit de tous les efforts fournis par les dirigeants ottomans dans leur leitmotiv de civilisation, les réformes n’ont provoqué que le scepticisme des Européens. Par exemple, la proclamation de la constitution de 1876 fut accueillie avec une grande méfiance en Europe, qui y voyaient une diversion. Quand elle a été suspendue, deux ans plus tard, les Européens ont alors réclamé son application. Puis, quand elle a été de nouveau appliquée en 1908 après la révolution Jeunes- Turcs, l’Occident s’est une nouvelle fois montré suspicieux (9).
Par réformes, les grandes puissances entendaient le maintien de leurs avantages commerciaux et l’ouverture de l’Empire à l’économie libérale et aux intérêts européens Dans ce cadre, toutes les réformes étaient vouées à l’échec puisqu’elles étaient perçues comme autant de signes de duplicité. L’incompréhension réside, en fait, dans l’incapacité des Européens à concevoir l’idéal ottoman de devenir une civilisation moderne tout en conservant leur identité nationale et religieuse, turque et islamique. L’Empire ottoman n’a d’ailleurs pas le monopole de cet idéal puisqu’on le retrouve au Japon durant l’ère Meiji.
 

Conclusion

Alors que retenir de ce XIXème siècle pour l’Empire ottoman ? Tout d’abord, que si l’Empire ottoman a bien perdu pied en Europe, l’Europe n’a pas réussi à conserver l’équilibre des puissances. Les déséquilibres entre ces puissances lors de la question d’Orient, notamment liés aux disputes territoriales des Balkans, apparaît ainsi comme un des comburants qui ont menés ces dernières au premier conflit mondial, auquel l’Empire ottoman a participé aux côtés des « Empires centraux ». Les réformes ottomanes, elles aussi, se sont soldées par un échec : l’Empire ottoman n’a jamais rattrapé son retard sur l’Europe. Il n’a, en outre, pas trouvé la paix sociale qu’il cherchait à établir à travers les Tanzimat. Elles ont, en revanche, permis à la dynastie ottomane de survivre un siècle de plus. La raison de cet échec se trouve dans la précipitation qui caractérise ces réformes, qui répondaient pratiquement toujours à une crise immédiate, intérieure comme extérieure. Elles pouvaient donc soulager « l’homme malade », lui permettre de tenir quelques années de plus, mais en aucun cas le guérir.
Les réformes menées au XIXème siècle au cours des Tanzimat ont cependant eu pour effet de renverser les rapports sociétaux des différentes communautés de l’Empire. En effet, la notion d’égalité de tous les sujets ottomans telle que proclamée par la Constitution de 1876 a balayé le système des millets, qui permettait aux différentes communautés de l’Empire de jouir d’une certaine autonomie vis-à-vis du sultan. Dans ce processus de centralisation, ce dernier espérait rallier les millets à sa cause dans un contexte délétère, caractérisé par des pertes territoriales majeures. Le résultat fut cependant tout autre, tant les relations entre l’Empire ottoman et ses communautés, notamment grecque et arménienne, s’envenimèrent. La montée d’un nationalisme turc, accrédité par le parti politique dominant du Comité Union et Progrès à la fin du XIXème siècle, contribua grandement à la détérioration des rapports sociétaux, et mènera en 1915 à une politique de déportation des Arméniens ottomans qui, près d’un demi-siècle plus tard, sera qualifié de génocide.
 
1 Propos rapportés par François Georgeon dans l’introduction de son ouvrage Abdülhamid II. Le crépuscule de l’Empire ottoman.
2 L’Empire ottoman et l’Europe au XIXème siècle, de la question d’Orient à la question d’Occident.
3 Donald Quataert, The Ottoman Empire (1700-1922), Cambridge, Cambridge University Press, 2005.
4 François Georgeon, L’Empire ottoman et l’Europe au XIXème siècle, de la question d’Orient à la question d’Occident.
5 Il s’agit de l’Albanie, la Macédoine, la Crète et la Thrace occidentale.
6 Protection qui passe implicitement par l’autonomie ou l’indépendance des populations concernées.
7 Robert Mantran, Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, 810 p.
8 La réforme de l’alphabet, en 1928, s’inscrit aussi dans ce cadre.
9 François Georgeon, L’Empire ottoman et l’Europe au XIXème siècle, de la question d’Orient à la question d’Occident.

Bibliographie

Ouvrages principaux
GEORGEON François, VATIN Nicolas, VEINSTEIN Gilles (dirs.), Dictionnaire de l’Empire ottoman, Fayard, 2015, 1334 p.
GEORGEON François, Abdülhamid II. Le crépuscule de l’Empire ottoman, CNRS Éditions, Paris, Fayard, 2017, 604 p.
QUATAERT Donald, The Ottoman Empire (1700-1922), Cambridge, Cambridge University Press, 2005, XVII-201 p.
MANTRAN Robert, Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, 810 p.
SHAW Stanford, SHAW Ezel Kural, History of the Ottoman Empire and modern Turkey, vol. II, Reform, Revolution and Republic: The Rise of Modern Turkey (1808-1975), Cambridge, Cambridge University Press, 1977, XXIV-433 p.
Ouvrages secondaires
AKSAN Virginia, The Cambridge History of Turkey, vol. 3 “The Later Ottoman Empire 1603- 1839), part II “An Empire in Transition”, chapitre 5 “War and Peace”, Cambridge University Press, 2006, 520 p.
GEORGEON François (dir.), L’ivresse de la liberté. La révolution de 1908 dans l’Empire ottoman, Paris, Peeters, 2012, XXXII-608 p.
GEORGEON François, Sous le signe des réformes. État et société de l’Empire ottoman à la Turquie kémaliste (1789-1939), Les Éditions Isis Istanbul, 2009, 429 p.
Articles
GEORGEON François, L’Empire ottoman et l’Europe au XIXème siècle, de la question d’Orient à la question d’Occident, Confluences méditerranéennes, 2005/1, n° 52, p. 29-39.
Disponible sur : https://bit.ly/2yPCMnt [consulté le 28 janvier 2019]
KAYNAR Erdal, Le constitutionnalisme au Moyen-Orient, Politika, 2016. Disponible sur : https://bit.ly/2RlvjUF [consulté le 28 janvier 2019]

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