Dans le conflit larvé qui oppose la Russie à l’Occident ces dernières années, les sujets polémiques ne manquent pas : Ukraine, Syrie, affaire Skrypal, interférences dans les processus électoraux… Il en est pourtant un qui semble particulièrement mobiliser l’attention et les déclarations fortes ces derniers mois : le projet de pipeline gazier Nord Stream 2.
Lors du sommet de l’OTAN de juillet 2018, Donald Trump déclare à son sujet : « l’Allemagne est totalement contrôlée par la Russie »[1]. De même, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki s’interroge le 17 novembre dernier : si ce projet se concrétise, « qu’est ce qui empêchera Vladimir Poutine de marcher sur Kiev ? »[2] D’une manière diamétralement opposée, le ministre des affaires étrangères russe Sergei Lavrov estime lors du forum sur la sécurité de Munich tenu mi-février 2019 que Nord Stream 2 est un projet « purement économique et commercial »[3].
De ces points de vue contrastés surgit une question centrale : de quoi Nord Stream 2 est-il le nom ? D’un simple projet énergétique, ou bien d’un pipeline aux enjeux géostratégiques déterminants ? Pour tenter de répondre à cette problématique et aller au-delà des visions partisanes, il semble intéressant de comprendre les motivations économiques des différents acteurs du projet, avant de se pencher sur les conséquences géopolitiques de sa construction.
Auteur : Ulrich BOUNAT, membre du comité Europe des Jeunes de l’IHEDN
Relecture : Augustin ROSE
Ce texte n’engage que la responsabilité de son auteur. Les idées ou opinions émises ne peuvent en aucun cas être considérées comme l’expression d’une position officielle.
Nord Stream 2 : nouvelle artère gazière entre l’UE et la Russie
Le projet Nord Stream 2, lancé en 2011 et prévu pour complétude fin 2019, vise à relier la baie de Narva, proche de la frontière estonienne, à la ville côtière de Greifswald en passant sous la Baltique. Long de 1255 kilomètres et d’une capacité de 55 bcm[4], il permettra de doubler la capacité du pipeline Nord Stream 1, opérationnel depuis 2012, et suivra en grande partie son tracé subaquatique.
D’un coût estimé à environ 9,5 milliards d’euros, il est la propriété à 100 % de Gazprom, plus grosse capitalisation boursière russe et qui appartient à 50 % au gouvernement russe. Néanmoins, ce projet est également financé à 50% par cinq entreprises européennes, à hauteur de 10% chacune. Deux compagnies allemandes, Uniper (ex E-ON) et Wintershall (filiale de BASF), une autrichienne, OMV, l’anglo-néerlandaise Shell et la française Engie. Toutes ces compagnies, sauf OMV, sont partie prenante à hauteur d’une dizaine de pourcents dans le consortium Nord Stream AG, gestionnaire du projet, et l’ensemble de ces entreprises possèdent des intérêts dans plusieurs champs d’extraction ou de production d’énergie en Sibérie, notamment avec Gazprom.
Pour mieux comprendre les intérêts économiques en jeu sur ce projet, un bref focus sur le marché du gaz européen s’impose. En 2017, l’Union Européenne (UE) a consommé 490 bcm de gaz, dont 360 bcm ont été importés, essentiellement de Russie et de Norvège. Les volumes de gaz importés par l’UE depuis la Russie sont estimés à environ 170 bcm[5], soit environ 40 % du total des imports, faisant de la Russie le premier exportateur de gaz vers l’Europe.
De son côté, la Russie a produit au total 470 bcm de gaz en 2017, en hausse de 50 bcm sur un an. En d’autres termes, plus d’un tiers du gaz produit en Russie est exporté dans l’UE. Il existe donc une interdépendance très forte entre l’UE et la Russie sur le marché gazier et l’UE et sécuriser ses parts de marché en Europe est stratégique pour la Russie.
Le projet Nord Stream 2 a donc un véritable sens économique pour la Russie. Il permet de créer une nouvelle route énergétique, à même de fournir l’un de ses principaux clients et ainsi de damer le pion à d’éventuels concurrents. D’après les projections, la Russie envisage de produire jusqu’à 750 bcm de gaz en 2035 et il est donc crucial pour l’économie russe de verrouiller ses relations clients-fournisseurs d’ici là, voire même d’augmenter ses parts de marché. Ce constat est encore plus vrai pour Gazprom, alors que le gaz transporté par pipelines se voit de plus en plus concurrencé par le LNG[6]. L’ouverture de terminaux méthaniers en 2016 en Pologne et 2017 en Lituanie[7], et le projet de deux nouveaux terminaux en Allemagne[8] permettent au gaz issu d’Algérie, du Qatar ou encore des Etats-Unis de venir participer à la concurrence pour fournir l’Europe en gaz. Cette course au LNG est également alimentée par Novatek, plus grand producteur de gaz russe après Gazprom, et impliqué dans les projets de terminaux méthaniers géants de la péninsule de Yamal avec Total[9].
***
Au regard des nombreuses oppositions et des enjeux géostratégiques, le projet Nord Stream 2 se fera-t-il ? Il est difficile de se prononcer avec une absolue certitude, mais cela semble néanmoins l’option la plus probable. L’absence de sanctions dans la loi DASKAA, tout comme le compromis européen du 8 février laissant à l’Allemagne le contrôle effectif de l’alignement du projet avec le troisième paquet énergie laisse à penser que le projet est bien trop avancé pour être annulé[35].
Nul ne doute que les parties allemandes et russes trouveront un compromis pour remettre le projet en accord avec les règles européennes[36]. Même l’Ukraine a commencé à prendre des dispositions pour contrecarrer l’effondrement prévisible des volumes transitant par ses pipelines. Le pays augmente ses capacités de stockage et a engagé un bras de fer avec Gazprom pour imposer une amende de 12 milliards de dollars en cas de rupture du contrat au 31 décembre 2019. Cependant, ce projet est loin d’être un projet purement économique comme initialement annoncé par Vladimir Poutine et Angela Merkel. Il comporte de nombreux aspects géopolitiques qui auront mis en lumière les oppositions très fortes entre les intérêts économiques et stratégiques de l’UE vis-à-vis de la Russie, et « terni l’image de l’Allemagne en Europe »[37].
Photo d’illustration de couverture : Hold my ARK, https://www.pexels.com/fr-fr/photo/1909356/
[1] https://www.cnbc.com/2018/07/11/trump-slams-germany-at-nato-summit-says-its-a-captive-of-russia.html
[2] http://thenews.pl/1/10/Artykul/392742,Kremlin-spokesman-blasts-Polish-PM%E2%80%99s-statement-on-Nord-Stream-2-report
[3] http://tass.com/economy/1045114
[4] Billion cubic meters, ou milliards de mètres cubes par an. Il s’agit de l’unité standard pour les pipelines.
[5] La difficile estimation du volume de gaz importé depuis la Russie tient à plusieurs facteurs : les méthodes de calcul de Gazprom diffèrent de celles de l’UE, une partie du gaz acheté en Europe est revendu par les pays européens à l’Ukraine et Gazprom n’inclue pas les Pays Baltes dans ses statistiques sur les ventes à l’UE.
https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/pdfscache/46126.pdf
[6] Liquefied Natural Gas ou gaz naturel liquéfié (GNL)
[7] Respectivement Swinoujscie et Klaipeda
[8]https://www.reuters.com/article/germany-lng/update-1-germany-set-to-have-at-least-2-lng-terminals-minister-idUSL5N2072W1
[9] Précisons que Novatek et Gazprom ne sont pas totalement concurrents puisque Gazprom possède environ 10 % de Novatek
[10] http://www.gazpromexport.ru/en/statistics/
[11] Il est également au board de Rosneft.
[12] Nordeuropäische Erdgasleitung, qui connecte Nord Stream au réseau néerlandais
[13] Ostsee-Pipeline-Anbindungsleitung, qui connecte Nord Stream aux réseaux tchèques et polonais
[14]https://www.bp.com/content/dam/bp/business-sites/en/global/corporate/pdfs/energy-economics/energy-outlook/bp-energy-outlook-2019.pdf
[15]https://ec.europa.eu/energy/sites/ener/files/documents/quarterly_report_on_european_gas_markets_q4_2017_final_20180323.pdf
[16] https://www.reuters.com/article/us-netherlands-groningen-gas/netherlands-to-halt-gas-production-at-groningen-by-2030-idUSKBN1H51PN
[17] Pour reprendre l’analogie faite en 2006 par le ministre de la défense polonais de l’époque Radek Sikorski à propos de Nord Stream 1 (http://www.spiegel.de/international/indirect-hitler-comparison-polish-minister-attacks-schroeder-and-merkel-a-413969.html)
[18] Samuel Bailey, Major Russian Gas Pipelines to Europe. Wikimedia Commons
[19] 170 bcm pour l’UE (cf supra), environ 15 bcm pour la Turquie et 5 bcm environ pour les Balkans
[20] BP energy outlook 2019, cf supra
[21] Essentiellement les règles dites d’ownership unbundling (la nécessité de découpler les entreprises propriétaires du gaz et des infrastructures avec l’utilisation d’un opérateur de transit indépendant), la règle de non exclusivité d’un producteur de gaz sur un pipeline, et l’absence de discrimination entre clients dans les tarifs
[22] https://jamestown.org/program/russia-ukraine-gas-transit-talks-look-ahead-post-2020/
[23] La Pologne promeut en effet le Baltic pipeline, qui lui permettrait d’importer du gaz norvégien via le Danemark (https://www.reuters.com/article/us-poland-denmark/poland-confident-of-meeting-2022-deadline-for-completing-gas-link-to-norway-idUSKCN1J0130)
[24] C’est-à-dire que le propriétaire du pipeline ne peut être le même que celui du gaz qui y transite.
[25] https://www.dw.com/en/eu-adopts-french-german-compromise-on-nord-stream-2-pipeline-to-russia/a-47429195
[26] Ainsi, si le prix proposé par Gazprom à un pays, par exemple l’Ukraine, est bien supérieur au tarif moyen, l’Ukraine peut désormais acheter son gaz à un pays situé plus à l’ouest, par exemple la Pologne, qui l’achète peut être lui-même à Gazprom, mais à un tarif bien moindre.
[27] A l’heure actuelle, le prix du gaz Russe est d’environ 5$/MMBtu contre environ 8$/MMBtu pour le gaz US
[28] Cf carte supra
[29] https://www.lemonde.fr/international/article/2019/01/03/le-danemark-fait-de-la-resistance-face-a-nord-stream-2_5404690_3210.html
[30] Violations d’espace aérien de l’OTAN, parasitage du signal GPS lors d’exercices de l’OTAN, installation de missiles Iskander à Kaliningrad…
[31] https://www.svd.se/nytt-steg-for-gotlands-forsvar
[32] https://www.handelsblatt.com/today/politics/the-bully-in-berlin-letters-from-us-ambassador-to-german-firms-not-threats-just-a-clear-message/23862580.html?ticket=ST-2946489-WbWLseXm2gCFyHX143Nb-ap3
[33] Defending American Security from Kremlin Aggression Act, aussi appelé « the sanctions bill from hell »
[34] https://www.rferl.org/a/u-s-senator-no-provisions-on-nordstream-2-in-new-sanctions-bill/29776811.html
[35] Les portions finlandaises et allemandes sont terminées depuis fin 2018.
[36] https://www.ft.com/content/7d24961a-35b5-11e9-bb0c-42459962a812
[37] D’après les mots de Stefan Meister, du European council on foreign relations (https://www.economist.com/leaders/2019/02/16/the-nord-stream-2-gas-pipeline-is-a-russian-trap)
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