L’Europe au Sahel : une adaptation du dispositif de réponse à la crise sécuritaire régionale

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[ Compte-rendu ]

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L'europe au sahel : une adaptation du dispositif de réponse à la crise sécuritaire régionale

Propos recueillis par Marine DUPRÉ, Elsa MOREAU et Siméo PONT, membres du Comité Europe – Le 16 décembre 2021

À PROPOS DE La web-conférence

Dans le cadre de la deuxième édition de la Fabrique Défense, le comité Europe des Jeunes de l’IHEDN a organisé le 16 décembre 2021 une conférence en ligne sur l’adaptation du dispositif européen de réponse à la crise sécuritaire au Sahel. Cette conférence visait à revenir sur l’implication grandissante des États européens dans les questions sécuritaires au Sahel, tout en permettant au public (principalement des étudiants et jeunes actifs) d’interagir directement avec des acteurs travaillant sur ces questions. L’objectif était également de faire intervenir des invités peu visibles sur la scène médiatique « grand public » malgré leur implication directe dans ces problématiques et de positionner les Jeunes de l’IHEDN dans la dynamique de la Fabrique Défense.

Web-conférence

Nicolas NORMAND

Chercheur associé à l’IRIS, spécialiste de l’Afrique subsaharienne et ministre plénipotentiaire honoraire dont l’essentiel de la carrière diplomatique a été consacré à l’Afrique (ancien Premier Conseiller à l’Ambassade de France en Afrique du Sud et ambassadeur de France au Mali, au Congo, au Sénégal et en Gambie, conseiller Afrique au Cabinet du ministre des Affaires étrangères). Auteur de l’ouvrage Le grand Livre de l’Afrique. Chaos ou émergence au sud du Sahara ? paru en 2018.

 

L’action de l’UE en Afrique est limitée aux EUTM (missions de formation de l’UE), dont la performance est jugée assez faible. Elle est cependant très impliquée financièrement dans l’AMISOM (Mission de l’Union africaine en Somalie), avec un investissement de 22 millions d’euros par mois au plus fort, pour une aide totale de près de 2 milliards d’euros.

Le mécanisme de financement de l’UE est vouée à être beaucoup plus efficace dans les années à venir grâce à la Facilité européenne de paix (FEP) qui remplace la Facilité africaine de paix (FAP – via laquelle l’Union européenne était obligée de verser les fonds à l’Union africaine pour toute aide en Afrique, ce qui revenait à financer la bureaucratie, le système de forces en attente et empêchait le financement des opérations non couvertes par l’UA ou bilatérales). La FEP, dont l’utilisation sera sans limites géographiques, et donc pas uniquement destinée à  l’Afrique, et dont l’enveloppe globale est de 5 milliards d’euros sur la période 2021-2027, pourra financer des opérations bilatérales, mais aussi l’achat d’armements et de munitions. Cela était auparavant impossible du fait des traités. Ainsi la FEP permettra-t-elle le renforcement des armées locales (malienne, burkinabé et nigérienne notamment).

La boussole stratégique en cours de rédaction permettra de réfléchir à une force de déploiement rapide de l’UE (cf. opération Artémis en 2003 en RDC, qui avait été un succès mais jamais renouvelée depuis).

Concernant la situation au Sahel, on constate une dégradation de la situation assez forte depuis la crise de 2012 et une descente aux enfers depuis 10 ans avec l’apparition de plusieurs sous-groupes djihadistes. On a pu observer une réelle dégradation du contexte car l’effort militaire, qui a empêché les djihadistes de s’emparer du pouvoir (mais également les séparatistes et les bandits), n’a pas suffi. Surtout, les causes profondes ne sont pas traitées et sont alimentées par plusieurs éléments :

  • Une démographie galopante et des jeunes sans perspectives d’avenir (absence de formation et d’emploi, inactivité et donc facilement recrutés par les djihadistes) ;
  • La désertification du territoire ;   
  • L’absence de l’État, laissant de vastes territoires sans police, sans justice, sans service public ni éducation ou, lorsqu’il est présent, apparaît brutal et est donc mal apprécié des populations.

De nouveaux éléments sont à prendre en compte dans ce contexte :

  • L’annonce de la transformation de Barkhane en 2021, l’objectif étant de réduire les effectifs, mais également d’améliorer leur efficacité. Cela s’est traduit il y a quelques jours par l’évacuation de Tombouctou, portant le nombre de bases françaises évacuées à 3 (ne restent plus que celle de Gao au Nord, ainsi que des éléments au Niger et Nigeria) ;
  • La montée du sentiment anti-français, avec l’impression que Barkhane n’a pas apporté la sécurité comme les Maliens l’espéraient, bien que cette situation dure depuis 10 ans. Des sentiments souverainistes se sont également développés en réaction à cette impression d’occupation. Les autorités du Mali se sont en parallèle tournées vers la Russie, qui les a orientés vers les mercenaires privés du groupe Wagner, rejetés par la communauté internationale ;
  • L’idée de négocier avec les djihadistes (Al-Qaïda), qui contrôlent 70% du territoire rural et ont imposé la charia et divers accords locaux. Il s’agit cependant d’une voie sans issue. Le blocage de l’accord d’Alger signé en 2015 avec les séparatistes se perpétue : s’il prévoyait le désarmement des groupes armés touaregs et harrags et leur insertion dans la société civile ou l’armée, ces derniers ont in fine constitué une armée parallèle dans le nord du Mali. Ce regroupement est inquiétant pour l’unité du Mali. Les perspectives ne sont pas très bonnes et sont surtout incertaines.

Plusieurs scénarios d’amélioration sont envisagés, le pire serait la fin d’un cycle pro-occidental, postcolonial, et la possibilité d’un émirat islamique qui deviendrait une alternative dans la mesure où l’État est déjà perçu comme absent et ne proposant pas de service pour la population. Si peu souhaitable soit-elle, cette possibilité ne peut être écartée à 100%.

Quelques recommandations pour le gouvernement français :

  • Ne pas se focaliser sur la démocratie et les élections et laisser les Maliens notamment gérer leurs affaires intérieures eux-mêmes, les injonctions étant dans tous les cas rejetées et ayant l’effet contraire de celui escompté. Il vaudrait mieux limiter les déclarations publiques ;
  • Sur le plan militaire, il serait préférable de limiter notre action en appui et accompagnement des forces armées locales, Takuba étant en cela une très bonne solution, bien qu’arrivée tardivement.

 

 

Olivier-Rémy BEL

Conseiller spécial pour la présidence française du Conseil de l’Union européenne au sein de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des Armées. Spécialiste des questions de sécurité et de défense européenne, il a notamment occupé les fonctions de chef des bureaux UE et Amérique du Nord de la DGRIS, de conseiller de la ministre des Armées Florence PARLY en charge des affaires européennes, et de chercheur associé à l’Atlantic Council, think tank basé à Washington et spécialisé dans les relations internationales.

 

La réorganisation de l’action européenne au Sahel

La réorganisation de la présence française suite aux annonces du président Emmanuel MACRON au printemps dernier s’inscrit dans la continuité des sommets de Pau (janvier 2020) et de N’Djaména (février 2021). L’objectif était de passer à une logique contractuelle avec les partenaires au Sahel, pour s’espacer davantage et laisser les Maliens aux manettes. Le Président souhaitait un engagement plus fort des États du Sahel. La réorganisation traduisait l’évolution de la situation :

  • Sur le plan géographique, avec un glissement de la menace vers le sud et l’objectif de se recentrer sur la zone des trois frontières (rencontres des territoires du Mali, du Burkina Faso et du Niger) ;
  • La dégradation de l’action des groupes terroristes ;
  • La mise en place de nouvelles initiatives européennes : la task force Takuba sur le plan militaire, et l’appui marqué à la CEDEAO (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest) sur le plan politique, qui permet d’encadrer politiquement la transition, mais aussi de donner un cadre africain à cette nouvelle dimension politique.

 

Alors que l’objectif final était de passer de 5000 à 2500/3000 soldats sur place à l’été prochain, il est important de retenir que la réorganisation n’est pas un retrait : il s’agit plutôt une diminution de l’emprise au sol accompagnée d’un renforcement ponctuel et la conservation d’une capacité, avec un objectif de repositionnement de l’armée malienne en appui des forces françaises.

 

Géographie de la présence au Sahel

Le Sahel est aujourd’hui le premier théâtre militaire des Européens (environ 8000 soldats européens au Sahel), surtout suite au retrait d’Afghanistan.

Les Européens ont été présents dès le lancement de l’opération Serval en 2013, mais une nouvelle dynamique d’investissement est à l’œuvre avec davantage de visibilité politique et dans divers cadres de coopération :

  • L’Estonie a envoyé des troupes au sol dans une mission de force protection puis au sein de Takuba, dans une logique de solidarité européenne (la France était notamment impliquée dans l’enhanced Forward Presence de l’OTAN en Estonie) ;
  • La République tchèque et les Européens en général étaient de plus en plus nombreux dans Takuba, les Tchèques ayant été parmi les premiers à avoir répondu à l’appel. L’une des difficultés constatées  était que les forces armées maliennes (FAMA) formées étaient par la suite livrées à elles-mêmes alors que l’accompagnement sur le terrain par Takuba permettait une continuité en sécurité ;
  • Les Européens sont également impliqués dans la mission de l’ONU MINUSMA (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali) et dans l’EUTM Mali, en plus des coopérations bilatérales (cf. Belgique et Allemagne avec le Niger, par exemple).

 

En parallèle de la présence militaire, les Européens ont également renforcé leur soutien au Sahel via l’aide au développement et à la gouvernance. Cette nouvelle dynamique suit 4 tendances :

  • Davantage de visibilité donnée au Sahel au niveau national avec des débats plus fréquents dans les parlements nationaux, et dans des géographies plus inhabituelles : les Tchèques, les Suédois et les Estoniens sont des nations qui n’avaient auparavant pas de tradition à se déployer dans cette région et y sont pourtant très présentes désormais ;
  • Des modèles d’implication différents, certains États étant impliqués du fait de leur contribution très importante (Allemagne), d’autres moins sur le plan numérique, mais avec plus de prise de risque (les États Takuba), d’autres avec des capacités critiques (par exemple : avions de transport espagnols, hélicoptères Chinook britanniques) : cela traduit un patchwork complet de capacités européennes, mais aussi d’appétences politiques, en fonction des contraintes juridiques au déploiement propres à chaque État ;
  • À travers l’expérience au Sahel, les Européens apprennent à travailler ensemble. Ce qui se produit est assez nouveau dans la mesure où auparavant, le modèle de déploiement extérieur était un socle de coalition américain sur lequel les Européens venaient se greffer. Aujourd’hui, ils apprennent par eux-mêmes à utiliser leurs capacités et à faire de la gestion politique, pour la première fois et de surcroît dans un environnement si difficile ;
  • De nouveaux outils ont été créés en parallèle, la FEP représentant dans ce contexte un changement idéologique et culturel majeur car elle permet désormais d’acheter des armes et munitions pour équiper nos partenaires, ce qui était tout à fait impensable auparavant. De même, on a pu constater l’apparition de cadres de coopération plus souples et ad hoc.

 

Les perspectives notamment dans le cadre de la PFUE

L’implication croissante des Européens et les initiatives dans la zone sont des éléments que la France cherchera à pousser durant sa présidence du Conseil de l’UE. L’idée principale serait de s’appuyer sur le laboratoire du Sahel pour construire la boussole stratégique qui aboutira en mars 2022 pour :

  • Rapprocher les opérations ad hoc et celles conduites par l’UE ;
  • Explorer l’article 44 TUE : confier une opération de PSDC (Politique de sécurité et de défense commune) à un petit groupe d’États membres volontaires tout en restant dans le cadre de la politique commune, ce qui permettrait de créer un continuum d’outils et des synergies ;
  • Faire intervenir différents outils, pour qu’ils se complètent : la FEP, la task force Takuba, les EUTM pour créer un ensemble cohérent ;
  • Faire évoluer les EUTM vers un modèle se rapprochant de la coopération structurelle.

 

 

Magdalena KŘÍŽOVÁ

Conseillère pour les affaires politiques et stratégiques à l’Ambassade de la République tchèque à Paris, qui compte parmi les États membres de l’UE les plus engagés au
Sahel et ce depuis 2013. Elle a notamment exercé au département politique de l’ambassade tchèque à Brasilia, à l’agence gouvernementale pour le tourisme tchèque à Sao Paulo et Mexico puis à Prague en externe et a également été conseillère pour la sécurité énergétique en tant qu’adjointe à l’envoyé spécial pour la sécurité énergétique.

Le Sahel est une priorité pour la République tchèque, surtout depuis qu’elle a décidé de répondre à l’appel de la France en intégrant Takuba et dans un contexte où l’arrivée de Wagner soulève beaucoup de questions et préoccupe le pays. Le changement de gouvernement en cours n’affectera pas la priorité politique donnée à l’engagement au Sahel, au contraire, il sera l’occasion d’un réinvestissement sous présidence tchèque suite à la PFUE.

La situation au Sahel affecte directement notre sécurité : tout environnement instable favorise la migration de la menace vers l’Europe, c’est la raison de l’engagement tchèque en réaction à la menace migratoire. En outre, l’expansion de la menace terroriste à d’autres régions voisines en Afrique est une grande préoccupation pour la République tchèque qui est active au Sahel pour rester épargnée par les grands actes terroristes. L’établissement d’un niveau de sécurité basique au Sahel est une condition essentielle au développement économique de la région.

La structure de l’engagement tchèque au Sahel est organisée autour de trois piliers :

  • Un engagement militaire : les Tchèques sont présents dans l’EUTM Mali depuis 2013 et la République tchèque a exercé le commandement de la mission en 2020 et a demandé à le reprendre au deuxième semestre 2022. Elle prend part à la task force Takuba, via une unité conjointe qui accompagne les FAMA. 500 soldats sont
    déployés jusqu’en 2022, avec intention d’augmenter ces chiffres à l’avenir. Un avion CASA tchèque reviendra par ailleurs pour les rotations de personnels tous les 5
    mois. Enfin, la République tchèque envoie des officiers supérieurs pour la MINUSMA (4 en ce moment) ;
  • Un engagement sur le plan monétaire et de l’aide au développement : investissement de 400 millions euros annuels pour soutenir les pays d’Afrique, le Mali étant prioritaire ;
  • Un engagement diplomatique, pour accompagner les grands changements en Afrique, en réponse à une tendance d’abandon des missions subsahariennes. Un consulat avait été établi à Bamako en 2019 et cette année au Tchad. L’objectif était d’intensifier les efforts via l’envoi d’un envoyé spécial pour le Sahel, véritable source d’expertise. La République tchèque s’était également présentée sans succès au poste de représentant spécial de l’UE pour le Sahel. Elle soutenait la coalition pour le Sahel et avait contribué à la cellule diplomatique.

 

Le pays avait apprécié la très bonne communication autour de la réorganisation du dispositif français au Sahel et respectait le choix de la France de renforcer l’implication des partenaires européens. La République tchèque soutenait la révision de la forme de la présence sur le terrain. Néanmoins, le Mali avait abusé de la transformation de l’action militaire française et sous prétexte de devoir remplir la zone après le départ de certaines troupes françaises, s’était tourné vers la Russie.

Les risques n’étaient pas négligeables dans la mesure où le Mali jouait un rôle clé pour la stabilité régionale. Il était nécessaire de maintenir le dialogue avec le gouvernement malien pour influencer la situation dans le pays, la rupture des contacts aurait un impact sur la scène internationale. La République tchèque avait soutenu les actions contre Wagner et tentait d’éviter l’approfondissement de la rupture entre l’UE et Mali, pour ne pas laisser davantage de place aux concurrents mondiaux.

Pour aider à la transition au Mali, il fallait être créatif et travailler sur une stratégie de sortie pragmatique. Cependant, tout éventuel accord entre le Mali et les mercenaires russes pourrait compromettre l’engagement européen en place : des signaux clairs étaient envoyés aux autorités maliennes en ce sens. Il était difficile d’envisager un futur de la présence européenne qui tolérerait la présence de Wagner. Il fallait rester dans la région pour maintenir un niveau de contrôle et de développement. Il importait également de ne pas céder la position si durement gagnée au Mali par l’UE et d’autres acteurs internationaux. Ce faisant, il était essentiel pour la République tchèque de maintenir l’unité de la communauté internationale et de se coordonner.

En conclusion, le Sahel resterait une des trois grandes priorités de la politique extérieure de la future présidence, qui souhaitait amener les autorités maliennes à Prague et prévoir un dialogue des envoyés spéciaux pour le Sahel à Prague courant 2022, pour entretenir le dialogue sous leur présidence du Conseil de l’UE.

 

 

Questions

Face au sentiment antifrançais, comment faire miroiter la légitimité de l’intervention européenne, qui va être amenée à se développer dans les années à venir ?

M. BEL : Il s’agissait d’un sujet de plus en plus prégnant, qui pourrait avoir des conséquences opérationnelles, mais n’était pas un sentiment monolithique (l’essentiel de la population du Sahel n’était pas sur Twitter, il y avait une fracture importante entre Nord et Sud du Mali et donc des perceptions différentes de la présence française). Ce sentiment était également attisé par des puissances qui avaient l’habitude de la désinformation. Il est par ailleurs nourri par le paradoxe apparent d’une persistance du terrorisme malgré la présence durable de la France, alimentant les fantasmes d’agenda caché. Il faut en réaction à cela continuer à expliquer la raison de la présence française et se faire plus discret, pour que « chacun prenne sa part » comme l’a rappelé le Président au Sommet de Pau.

M. NORMAND : Notre communication devait être adaptée, car longtemps nous avons agi sans nous soucier de la perception de la population. En 2013, par exemple, l’impression que Serval s’était appuyée sur un groupe séparatiste (MNLA), alors même qu’il s’agissait d’utiliser un groupe pour mieux combattre les djihadistes (notamment pour trouver les otages) a créé une défiance assez forte, car beaucoup de Maliens ont cru que l’on voulait démembrer le Mali et s’entendre avec les Touaregs du Nord mais aussi exploiter les ressources du Nord. La longueur de notre présence et des résultats pas assez visibles ont alimenté tout cela : il s’agit désormais d’insister sur le fait que l’objectif n’est pas de gagner la guerre, mais de ne pas la perdre.

Mme KRIZOVA : Il est désormais important que la France ne soit pas seule au Sahel. Les canaux de communication bloqués pour la France peuvent être ouverts par d’autres pays.

 

Y a-t-il un risque d’extension de la menace vers le Sud, et si oui, quelles solutions pour la contrer ?

M. NORMAND : Il est inévitable que les djihadistes s’étendent vers les États côtiers et les déstabilisent, notamment vers la Côte d’Ivoire et le Nigeria. Il faut que les États côtiers assurent une présence sécuritaire. La seule prévention efficace sera la présence de l’État et que la population perçoive qu’elle est protégée. Il faut une réelle mobilisation des États côtiers.

M. BEL : Aujourd’hui le regard se tourne vers le Sud, c’est aussi ce qui est annoncé dans le cadre du redéploiement de Barkhane. Nous avons là l’occasion d’investir dans l’initiative d’Accra et l’UE peut avoir un rôle à jouer dans l’établissement du pare-feu et l’amélioration de la gouvernance locale avec le déploiement de ses nouveaux outils. Si les actions cinétiques restent conduites par les États Membres, l’UE a une vraie plus-value politique à apporter, une force de frappe supplémentaire.

 

Le Mali peut-il être l’Afghanistan de la France ou de l’UE ?

M. BEL : Le parallèle a effectivement été fait cet été après la chute de Kaboul. Cependant, l’état de la menace n’est pas le même (par exemple, les groupes ne bénéficient pas du soutien d’un État régional et n’ont pas la capacité d’occuper durablement des territoires de façon visible et ouverte) ni la fragmentation de la population. Il serait illusoire de penser que l’action au Sahel consiste uniquement à tuer des terroristes, construire des préfectures et repartir. Il y a un véritable besoin de construction de structures de l’État et de prévisibilité de la présence qui permettra aussi aux États locaux d’œuvrer. L’effondrement du gouvernement afghan est justement dû à ce sentiment d’absence d’appui et de soutien, qui justifiait cette reddition.

M. NORMAND : Pour les Américains, l’Afghanistan était loin et sans conséquences directes, alors que pour les Européens, le Sahel est notre voisin, source d’une diaspora importante ; et s’il devenait la proie des djihadistes, il y aurait une multiplication des attentats en Europe. La situation est donc très différente et implique également que l’UE prenne la mesure du danger, s’implique davantage et ne laisse pas la France seule. Si Barkhane se retirait brutalement, un scénario à l’afghane deviendrait probable. Cela suppose aussi plus de prudence et de respect pour les pays sahéliens et  d’arrêter de leur dicter ce qu’ils doivent faire. La rencontre entre président Emmanuel MACRON et Assimi GOÏTA permettra peut-être de rétablir la confiance. Les deux derniers coups d’État sont regrettables et le Mali ne respectera peut-être pas le calendrier électoral, mais il faudra trouver un modus vivendi convenable.

Mme KRIZOVA : Pour éviter une situation similaire, il faut voir plus loin qu’un engagement militaire, mettre l’accent sur l’initiative des gouvernements locaux et cibler un retour de l’État dans les régions stabilisées (pas assez de progrès sont constatés sur ce plan). Cela impliquera de parler aux gouvernements et les efforcer à reprendre le relais dans ces régions.

 

Comment voyez-vous le futur des relations russo-africaines à l’horizon de 10 ou 20 ans ? Pensez-vous que les Russes « dureront » en Afrique ?

Mme KRIZOVA : La République tchèque souhaite éviter une relation privée entre les mercenaires et l’Afrique. Tant que la relation reste purement bilatérale entre la Russie et l’Afrique, cela ne pose pas de souci et si on devait souhaiter quelque chose, ce serait qu’elle soit une relation entre partenaires égaux.

M. NORMAND : La Russie ne fait pas d’aide au développement et n’investit pas une part importante de son PIB dans le domaine. L’Afrique est plutôt vue comme un terrain d’affrontement avec les Occidentaux notamment suite à la crise en Crimée. Elle cherche donc à embêter l’UE au Mali et en Afrique. Ce n’est pas l’intérêt pour le Mali qui caractérise son action, mais plutôt l’idée d’entraver les efforts de sécurisation des Européens, raison pour laquelle les fake news et la désinformation sont très utilisées.

M. BEL : Les relations russo-africaines ne sont pas nouvelles, pour beaucoup elles se sont liées au lendemain des indépendances avec l’URSS, y compris pour les officiers maliens, et beaucoup de matériel provient d’ex-Union soviétique. La Russie ne cherche pas une relation de gain mutuel avec les pays africains et est plutôt un spoiler dans la mesure où elle cherche à étendre l’arc de crise autour de l’Europe. Le levier d’influence russe qu’est Wagner a déjà pu s’observer en République centrafricaine : Wagner est présent dans une logique de prédation et de pillage des ressources minières notamment. Cela pèsera peut-être dans la prise de décision malienne.

 

L’intervention européenne au Sahel via la FEP et Takuba pourrait-elle être un premier pas vers une Union européenne de la défense, libérée de l’intervention d’autres puissances mondiales (via les organisations internationales par la même occasion) ?

M. BEL : L’engagement des Européens au Sahel se fait à travers différents cadres, une partie via l’UE l’autre via la MINUSMA. Penser que l’UE pourrait intervenir seule (sans l’ONU ni les capacités des États membres), ce serait se priver de ces outils. Les Nations unies ne constituent pas un fardeau pour l’UE, au contraire. Il en va de même pour le soutien américain, déterminant pour les opérations françaises. L’intérêt n’est pas de créer une capacité européenne à l’exclusion de ses partenaires, mais de parvenir à une action européenne autonome et en capacité d’agréger les moyens de ses partenaires, pas de se couper du lien transatlantique. L’autonomie stratégique n’est pas une forme d’autarcie.

Mme KRIZOVA : Il fallait partager le fardeau, mais ne pas en venir à une séparation artificielle.

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