L’ÉMERGENCE DE LA PUISSANCE ÉMIRATIE SUR LE POURTOUR DE LA MER ROUGE

En 2015, une coalition de pays arabes menée par l’Arabie saoudite intervient militairement au Yémen, contre l’insurrection houthie. Parmi les membres de la coalition, l’armée émiratie obtient des résultats intéressants sur le terrain. Loin de se limiter à une opération militaire ponctuelle, les Émirats arabes unis entament alors une stratégie politique, sécuritaire et économique avec les différents États du pourtour de la mer Rouge.
 
Les Émirats arabes unis sont aujourd’hui militairement présents en Érythrée, au Sud du Yémen et dans le territoire sécessionniste du Somaliland. Le déploiement émirati s’appuie également sur des investissements dans les infrastructures régionales, une relation privilégiée avec l’Égypte, et un partenariat – de circonstance ? – avec l’Arabie saoudite. Dans un contexte de rivalité géopolitique avec la Turquie et le Qatar en Afrique du Nord-Est et de bouleversements politiques au Soudan et en Éthiopie depuis 2018, il est important de comprendre les ressorts de la puissance émergente émiratie dans la région.
 

Auteur : Thomas CIBOULET, membre associé du comité Moyen-Orient et monde arabe

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Le 11 août 2019, la BBC annonce la prise de la ville d’Aden par les forces du Southern Transitional Council (STC), les indépendantistes sudistes du Yémen. Aden, autrefois capitale du Yémen du Sud, servait de capitale de facto au gouvernement d’Abdrabbo Mansour Hadi suite à la prise de Sanaa par les rebelles Houthis. La prise d’Aden par le STC marque une rupture entre les milices sudistes et celles favorables à Hadi, entrainant un risque de seconde guerre civile au Yémen. Cela marque aussi une victoire pour un pays qui a parrainé le STC durant toute la guerre du Yémen : les Émirats arabes unis.
 
Composés de sept Émirats réunis dans une fédération, les Émirats arabes unis sont indépendants depuis 1971 et nourrissent depuis de nombreux fantasmes. État rentier du pétrole, le pays est souvent perçu par le grand public comme une de ces nombreuses pétromonarchies, considérées comme toutes homogènes. La confusion est souvent faite entre Abu Dhabi et Dubaï. Dubaï est de même fréquemment considérée à tort comme la capitale des Émirats arabes unis.
 
La structure fédérale des Émirats peut aujourd’hui être considérée comme une réussite de création d’État-nation sur des bases fragiles : alors qu’Abu Dhabi et Dubaï se faisaient la encore guerre dans les années 50, ils font aujourd’hui partie d’un même État. La rente pétrolière, dont les réserves sont à plus de 90 % situées sur le territoire d’Abu Dhabi, est redistribuée. D’autres Émirats, principalement Dubaï et dans une moindre mesure Sharjah, cherchent à diversifier leur économie. Les activités de service ou de finance sont principalement concentrées à Dubaï, tandis que les secteurs sensibles restent à Abu Dhabi. L’intérêt politique de ce type de séparation est non négligeable: alors qu’Abu Dhabi peut s’opposer frontalement à l’Iran, Dubaï continue le commerce avec le voisin du Nord dont elle dépend.
 
Il ne s’agit cependant pas de seulement deux Émirats mais bien sept. Ainsi, Sharjah par exemple, profite des investissements à Dubaï pour se développer à une échelle plus réduite. Quid des « Émirats du Nord » : Ajman, Al Fujayrah, Umm Al Quwayn ou Ras Al Khaimah ? Le pétrole y est inexistant, le dynamisme économique très faible. Certains vivent de trafics, d’autres sont des paradis fiscaux. Le contraste entre Dubaï et Umm Al Quwayn est saisissant : le premier héberge la plus grande tour du monde, tandis que les buildings se font rares dans le second. Le contraste des richesses entre les Émirats du Nord et ceux du Sud est tel qu’Abu Dhabi a commencé à craindre d’éventuelles contestations du régime, notamment lors des printemps arabes de 2011. La principale menace identifiée par Abu Dhabi est l’influence des Frères musulmans, mouvement islamiste transnational né en Égypte qui conteste les autorités traditionnelles. En effet, les élites dirigeantes craignent que ce groupe ne trouve une base sociale dans les Émirats du Nord, qui menacerait leur pouvoir, mais également l’intégrité et la stabilité du pays.
 
Les Émirats arabes unis entrent alors dans une grande phase de lutte contre le groupe islamiste, et ses deux principaux parrains dans la région : la Turquie et le Qatar. Abu Dhabi était par exemple en tête du blocus contre le Qatar en 2017. La lutte d’influence se passe à l’intérieur du pays, mais également sur la scène internationale. Alors que Doha s’inspire de la réussite émiratie pour son modèle économique, les Émirats s’alignent sur l’influence qatarie à l’étranger, qui se manifeste tant dans les investissements que dans la couverture médiatique d’Al Jazeera. Les Émirats jouent un rôle majeur sur les scènes diplomatique et militaire, en soutenant gouvernements ou groupes insurgés en fonction de leurs intérêts et de la menace perçue de l’influence des groupes islamistes. Cette stratégie s’accompagne d’une politique économique avec les partenaires d’Abu Dhabi. Toutefois, en tant que puissance diplomatique émergente, le champ d’action émirati reste cantonné à une zone géographique limitée.
 
Nous nous intéresserons ici à l’influence récente des Émirats envers les principaux États du pourtour de la mer Rouge, Arabie saoudite excepté. En effet, c’est un théâtre où les Émirats sont particulièrement présents, tant dans la lutte contre les groupes liés aux Frères musulmans, dans la compétition avec la Turquie et le Qatar, que dans le développement économique. C’est également un espace stratégique à part entière : les Émirats y adoptent une position très proche de celle de l’Arabie Saoudite, qui se rêve en parrain de la mer Rouge.
 

Présence accrue en mer d’Arabie

 

La reconquête des ports yéménites

 
Depuis l’intervention saoudienne de 2015, l’armée émiratie est présente sur le terrain yéménite, avec de meilleurs résultats que l’Arabie saoudite. Soutien des forces « pro-Hadi », ils apportent un soutien particulier aux milices sudistes du STC. Les sudistes entrent en insurrection dès 1994, cherchant à retrouver leur indépendance après la réunification.
 
La guerre lancée par les Houthis, groupe armé d’opposition et de religion principalement chiite zaydite, a amené des forces divergentes à se coaliser contre la menace venue de Saada. Toutefois, ces forces sont très hétérogènes et incluent des pro-Hadi comme le groupe Al Islah, des salafistes ou encore des miliciens sudistes. Ceux-ci sécurisent les villes du Sud, notamment Aden menacée un temps par les Houthis. Une fois la menace repoussée vers le centre, les milices du Sud créent des organes qui leurs sont propres dans l’ancien Yémen du Sud. Ils y prennent de facto le pouvoir en 2016, et définitivement en août 2019. Abu Dhabi a choisi de les soutenir en opposition aux autres groupes de la coalition, en particulier le groupe Al Islah, groupe très proche des Frères musulmans.
 
Les Émirats vont même plus loin : pour sécuriser plus encore leurs positions, une base militaire émiratie est installée dans l’île de Socotra, en mer d’Arabie, proche du golfe d’Aden et non loin du détroit de Bab-el-Mandeb. Celle-ci est aussitôt décriée par le gouvernement Hadi, qui n’a pas signé d’accord ni autorisé l’installation de cette base. Perçue comme une occupation émiratie illégale sur le territoire yéménite, les forces gouvernementales n’ont pas les moyens de faire partir les troupes stationnées.
 
Bien que soutenant les forces d’opposition aux Houthis, les Émirats s’opposent ainsi frontalement au gouvernement Hadi. Ce dernier est internationalement reconnu mais sans réel pouvoir. Le soutien aux groupes sudistes révèle les intérêts stratégiques des Émirats dans la région. Toutefois, sur le long terme, la question de l’intégrité du Yémen se pose, entre le Nord et le Sud, et entre zone sunnite et zone zaydite. La question de la zone anti-houthi se pose également : deux attentats ont été perpétrés début août à Aden. L’un d’eux est attribué aux Houthis, l’autre à Al Islah, groupe proche des Frères musulmans et membre des forces pro-Hadi. La lutte contre les Frères musulmans (et les États qui les soutiennent, Qatar et Turquie) est désormais la priorité de la politique étrangère émiratie. Peu après cette rencontre, le Prince Mohammed Bin Zayed Al Nahyan d’Abu Dhabi a rencontré le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed Bin Salmane Al Saoud. Abu Dhabi a plaidé pour le dialogue au Yémen pour mettre fin aux tensions[1]. Le message réel est clair : les Émirats font pression sur l’Arabie saoudite pour qu’elle contrôle mieux les groupes armés qu’elle protège au Yémen. Le Sud reste la chasse gardée des Émirats et de ses alliés indépendantistes locaux.
 
Abu Dhabi mène en ce sens une politique autonome dans la guerre du Yémen. Celle-ci s’appuie sur les milices sudistes, groupe sécessionniste et dont la loyauté au gouvernement Hadi est douteuse. Ce soutien pose la question de l’État yéménite et de son intégrité territoriale une fois la guerre terminée.
 

Yémen, Somalie, la coopération dans une impasse ?

 
Bien que le terrain yéménite soit spécifique en tant que théâtre de guerre, on constate certaines similitudes avec la politique somalienne récente des Émirats arabes unis. Les Émirats ont largement investi dans la région sécessionniste du Somaliland. En particulier le port de Berbera, ancien grand port régional, financé par Dubaï Ports World. Il doit permettre de relier l’Éthiopie (proche politiquement du Somaliland) à la mer rouge. Berbera abrite également des troupes émiraties, ce qui en fait une base militaire. Abu Dhabi a également de bonnes relations avec le Puntland, région autonome auto-administrée mais qui n’a pas proclamé son indépendance, du Nord-Est de la Somalie.
En revanche, les relations avec Mogadiscio sont très tendues. Tout d’abord, l’un des premiers partenaires économiques de la Somalie est la Turquie, important soutien des Frères musulmans et grand rival régional d’Abu Dhabi. Ensuite, durant la crise du Golfe, la Somalie est restée neutre. Cela, associé à une affaire d’argent émirati saisi à la douane en Somalie[2], a mis le feu aux poudres. Abu Dhabi a stoppé son aide économique à la Somalie et a quasiment reconnu l’indépendance du Somaliland. L’arrêt de l’aide économique a également envenimé les relations entre le Puntland et Mogadiscio, le Puntland étant proche des Émirats et n’ayant rien à voir avec le conflit entre l’État central et le partenaire d’outre-mer.
 
Les relations avec la Somalie, comme avec le Yémen, sont donc dans l’impasse. Les gouvernements centraux de ces deux États sont très faibles, voire inexistant sur le terrain. Dans les deux cas, les Émirats ont profité de l’absence d’État pour s’appuyer sur des forces armées solides, ayant mis en place un État de facto (ou au moins une administration solide). Abu Dhabi a aussi installé une base militaire dans ces deux régions (Socotra et Berbera), protégeant ainsi ses « auxiliaires » locaux. C’est donc avant tout un choix pragmatique, tant pour la sécurité que pour les enjeux économiques.
 
Il ne faut cependant pas négliger un aspect fondamental : l’accès à la mer. Selon la journaliste indépendante Afrah Nasser interrogée par Al Jazeera, si les Houthis s’étaient situés le long de la côte, Abu Dhabi les aurait soutenus militairement[3]. Il faut également noter que le retrait annoncé des troupes émiraties du Yémen s’effectue juste après la prise de Hodeidah, dernier grand port stratégique pour les Houthis. Le réseau de ports yéménites (Moka, Aden, Balhaf, Mukalla et le terminal pétrolier de Bir Ali) est ainsi sécurisé du côté émirati, quel que soit le gouvernement qui s’installera à Sanaa. Il en est de même pour la Corne d’Afrique : l’entrée et la sortie du détroit de Bab-el-Mandheb sont désormais sous influence émiratie.
La stratégie émiratie de soutien aux groupes sécessionnistes n’est donc pas spécifique au Yémen, elle est également mise en œuvre sur le territoire de la Somalie. Cette stratégie se met en place en marge du droit international, notamment celui de l’intégrité territoriale. En effet, la construction d’infrastructures sur les territoires reconnus internationalement comme yéménite et somalien sans passer par le gouvernement central pose problème. C’est donc une stratégie pragmatique mais risquée, qui s’appuie sur des alliés perçus comme stables aujourd’hui.
 

L’enjeu de la mer Rouge

 

Les relations avec l’Égypte et l’Arabie saoudite

 
L’autre enjeu majeur pour les puissances du Golfe est celui de l’intérieur de la mer Rouge. L’acteur directement concerné est bien sur l’Arabie saoudite, qui veut faire de cette mer sa zone d’influence. Il est donc nécessaire d’étudier la position saoudienne dans un premier temps, avant d’observer comment les Émirats s’insèrent dans la donne régionale. La très bonne qualité des relations égypto-saoudienne a été illustrée par la cession de l’île égyptienne de Tiran[4] à l’Arabie saoudite entre 2017 et 2018. Toutefois, cette cession a été très contestée en Égypte. Les relations entre Riyad et Le Caire se sont largement détériorées courant 2017 avant de s’apaiser pour retrouver une situation normale. Les relations entre l’Arabie saoudite et la Jordanie restent également bonnes, et une normalisation avec Israël semble progressivement se dessiner. L’Arabie saoudite avait promis des prêts au Soudan d’Omar El Bechir pour le faire sortir de l’orbite iranienne. Ce qui a fonctionné sur une très courte durée. On constate donc un dynamisme diplomatique saoudien dans la région. L’enjeu est effectivement de taille pour le pays : la mer rouge sert d’alternative pour exporter les hydrocarbures saoudiens sans passer par le golfe arabo-persique et le détroit d’Ormuz. La ville de Yanbu, sur la mer rouge, abrite déjà une raffinerie de pétrole et sert de terminal d’exportation. De plus, le ministre des énergies d’Arabie Saoudite annonçait que d’importants gisements gaziers ont été découverts en mer Rouge[5].
 
Dans ce contexte, les Émirats pourraient sembler en retrait. En réalité, le pays est également présent en Égypte. Les investissements émiratis sont plus que significatifs. L’immense Mall of Egypt du Caire a été construit et appartient au conglomérat émirati Majid Al Futtaim. L’entreprise émiratie de télécommunication Etisalat est l’un des principaux opérateurs dans le pays. Les Émirats sont le premier pays arabe à importer d’Égypte, et les chefs d’État des deux pays se sont rencontrés treize fois entre 2014 et 2018[6]. En 2008, c’est Dubaï Ports World (DPW) qui développait le port d’Ain Sukhna, principal port égyptien sur la mer rouge et débouché du Caire. En 2018, DPW a annoncé sa participation au développement d’une zone industrielle du canal de Suez, dans laquelle l’entreprise dubaïote obtiendrait 49 % des parts[7]. Ces contrats manifestent des relations économiques excellentes pour le développement d’infrastructures en Égypte, comme pour la stratégie de diversification économique émiratie, notamment dans une perspective maritime.
 

La compétition avec l’axe Turquie-Qatar

 
Cette bonne entente économique va de pair avec la bonne entente politique. L’axe Le Caire-Riyad-Abu Dhabi s’oppose ainsi à l’axe Ankara-Doha, qui soutient les groupes islamistes proches des Frères musulmans. Dans la région, une véritable guerre froide entre les deux camps sunnites prend place, y compris dans les pays où les musulmans ne sont pas majoritaires.
 
Ainsi, l’enjeu du Nil divise l’Égypte de ses voisins soudanais et éthiopiens. Les rivalités se sont insérées dans ces tensions : la Turquie renforce sa coopération économique avec Addis Abeba. De même, Ankara a largement soutenu le régime d’Omar El Bechir. En retour, la presqu’ile soudanaise de Suakin a été louée à la Turquie le 26 décembre 2017 pour quatre-vingt-dix-neuf ans afin d’y installer une base militaire. À l’inverse, l’Érythrée s’est rapproché de l’Egypte et des Émirats contre l’Ethiopie, avant la réconciliation érythréo-éthiopienne de 2018. Enfin, la Somalie est restée proche de la Turquie et du Qatar. En représailles, les aides saoudiennes et émiraties ont chuté, tandis qu’Abu Dhabi a renforcé sa position dans le territoire auto-déclaré indépendant du Somaliland, mais également dans la province autonome du Puntland.
 

Les challenges soudanais, éthiopiens et érythréens

 
Les récents changements en Afrique du Nord-Est risquent de bouleverser la donne géopolitique régionale. La démocratisation progressive de l’Éthiopie et le rapprochement avec les anciens ennemis d’Érythrée et de Somalie marquent un tournant. À terme, l’isolement érythréen devrait probablement diminuer, mais l’émigration du pays vers l’Éthiopie explose. Le changement de régime au Soudan a permis un rapprochement avec l’Éthiopie, médiateur pour trouver un accord de transition. Le bloc Ethiopie-Soudan pourrait donc se renforcer. Cependant, il est difficile de dire si les deux pays s’accorderont sur un axe géostratégique commun. La Turquie va-t-elle garder son influence au Soudan alors qu’elle s’était particulièrement rapprochée d’Omar El Bechir, aujourd’hui déchu ?
 
Pour les Émirats, la situation s’annonce probablement positive. Ayant une certaine implantation économique locale, Abu Dhabi et Dubaï peuvent participer à la reconstruction ou au développement des pays d’Afrique du Nord-Est. L’Éthiopie apparaît comme puissance économique et politique régionale. Des investissements, venus de Chine et du Golfe (où travaillent de nombreux émigrés éthiopiens), lui ont permis de se lancer dans une course au développement. Les investissements émiratis seront probablement les bienvenus. Au Soudan, Arabie Saoudite comme Émirats ont félicité la révolution. Bien que son aspect démocratique ne leur échappe pas, les deux pays du Golfe se félicitent avant tout que le Soudan ait « tourné la page des Frères musulmans »[8]. Un temps très influents sur la scène politique, les islamistes n’ont eu qu’un rôle marginal dans l’accord de transition. Riyad et Abu Dhabi ont donc tout intérêt à favoriser le développement du Soudan tel qu’il est en train de se construire aujourd’hui. Toutefois, dans un Soudan démocratique, les islamistes pourraient potentiellement être représentés politiquement. De plus, les Soudanais n’ont pas oublié que l’Arabie Saoudite et les Émirats ont largement soutenu Omar El Bechir avant la révolution (et avant que celui-ci ne se tourne vers le Qatar et la Turquie).
 
Enfin, l’Érythrée se trouve dans une situation délicate. L’économie se porte mal, l’immigration est massive, et le conflit avec l’Éthiopie ne permet plus de justifier cet état de fait. Le régime autoritaire d’Asmara, s’il n’est plus isolé diplomatiquement, va rapidement avoir besoin d’aides extérieures pour se développer et durer. Proche des États arabes, au point d’avoir un temps songé à rejoindre la Ligue arabe, Asmara a tout intérêt à demander l’aide de l’Arabie saoudite et des Émirats, avec qui les relations sont bonnes. Pour Abu Dhabi, c’est potentiellement sa base militaire d’Assab, en Érythrée, qui est en jeu.
 
Les récents développements en Afrique du Nord-Est impliquent donc une nouvelle donne dans la stratégie émiratie. La région est le théâtre d’une compétition avec la Turquie, de plus en plus présente de par ses investissements, mais également avec son implication militaire en Libye, aux frontières égyptienne et soudanaise. La démocratisation du Soudan et l’émergence de l’Éthiopie comme puissance diplomatique régionale offrent des opportunités politiques et économiques pour les Émirats.
 

Une stratégie originale mais risquée

 

Quelle politique de long terme pour les bases militaires émiraties ?

 
Les forces militaires émiraties sont présentes dans des zones non-conventionnelles. On compte ainsi des bases militaires émiraties à Assab en Érythrée, à Berbera au Somaliland, à Socotra au Yémen, à l’aéroport de Marj en Libye, et des négociations sont en train d’aboutir pour une présence émiratie au Niger[9]. On constate que sur les quatre bases déjà existantes, trois sont dans des territoires dont le contrôle échappe à un gouvernement reconnu par la communauté internationale. Les Emirats se sont implantés au Somaliland, stable, et continuent leurs investissements pour contrecarrer la Somalie, perçue comme alignée sur les intérêts turcs et qataris. L’aéroport d’Al Khadim, près d’Al Marj, est contrôlé par le maréchal Khalifa Haftar, soutenu par les Émirats, mais qui s’oppose au gouvernement de Fayez Al Sarraj reconnu par la communauté internationale en Libye et soutenu militairement par la Turquie[10]. Enfin, l’île de Socotra dépend clairement du « Yémen du Sud », dont les forces sont soutenues par les Émirats contre les forces loyales à Hadi au Yémen. On peut ajouter que la base d’Assab se situe dans un pays mis au ban de la communauté internationale, régulièrement accusé de soutenir le terrorisme.
 
Cette présence est donc particulière (si on exclut le cas à venir du Niger) : elle se fait dans des zones de conflits, des zones qui échappent à la légalité internationale, des zones grises. Abu Dhabi soutient ici des États ou gouvernements auto-proclamés, qui, de fait, maitrisent le terrain qu’ils occupent. Sur le court terme, d’un point de vue militaire, la stratégie se comprend aisément. Mais quelle stratégie adopter sur le moyen et long terme ? Les Émirats vont-ils réellement soutenir l’indépendance du Somaliland ou du Yémen du Sud ? Ou vont-ils jouer la carte de la coopération internationale et favoriser des compromis avec le gouvernement somalien et un hypothétique gouvernement du Yémen unifié, contre des concessions ? Ont-ils pour objectif de faire de la Libye et de l’Érythrée des États clients ?
 

La diversification de l’économie émiratie

 
Bien qu’une partie de la diplomatie émiratie se base sur des prêts, des dons ou des achats stratégiques pour ses partenaires, on constate une réelle diversification économique dans la politique étrangère des Émirats. Les zones où ils sont présents sont côtières. Ainsi, lorsqu’il est difficile de s’entendre avec un État, les investissements émiratis (économiques et diplomatiques) se font sur les zones grises où se trouvent les points stratégiques. La politique émiratie au Yémen est explicite : la place des Houthis à Abu Dhabi importe peu, tant que l’ensemble des ports protégés est sous bonne influence.
 
Cette stratégie s’appuie clairement sur la realpolitik, mais aussi sur le modèle de développement émirati. Outre les ressources en hydrocarbures, ce qui a permis aux Émirats de se différencier des autres États de la région, en accueillant de nombreux commerçants, c’est la création de zone franche. La première voit le jour en 1985, dans le port dubaïote de Jebel Ali. Le modèle des zones franches a permis à Dubaï de se développer, le reste du pays suivant le mouvement. Jebel Ali est aujourd’hui la plus grande zone franche du pays, faisant de Dubaï une formidable plateforme pour l’import-export. C’est sur ce modèle d’investissement dans les structures portuaires que les Émirats étendent aujourd’hui leur influence dans la région. Il est d’ailleurs intéressant de noter que c’est Dubaï Ports World qui construit de nombreuses infrastructures hors frontière, dans l’intérêt diplomatique du pays.
 

Les relations Arabie saoudite-Émirats : et après ?

 
Aujourd’hui, les relations entre les Émirats et l’Arabie saoudite sont concordantes concernant les théâtres évoqués. Comme le rappelle la chercheuse Fatiha Héni-Dazi, le prince héritier d’Arabie Saoudite Mohammed Ben Salmane a été formé par Cheikh Mohamed Ben Zayed Al Nahyan, prince héritier d’Abu Dhabi. Bien que chaque pays ait ses propres intérêts, l’alignement de façade est très solide. Toutefois, on peut également s’interroger sur la durabilité d’une telle alliance sur le long terme. Les ambitions saoudiennes et émiraties ne risquent-elles pas de s’opposer ?
 
Le risque de guerre civile dans les zones anti-Houthis du Yémen divise Arabie saoudite et Émirats. Toutefois, les apparences sont sauves. On ne perçoit pas de signe de tensions particulièrement graves entre les deux États. Toutefois, ce type de divergence risque de se développer à l’avenir, la principale menace identifiée n’étant pas la même pour les deux États. Pour Riyad, l’ennemi principal est l’Iran. Pour les Émirats, ce sont les Frères musulmans. Les intérêts stratégiques sont donc différents. Si à court terme l’Arabie saoudite et les Émirats maintiendront une apparence concorde, des divergences pourraient croître au rythme des ambitions régionales de Riyad et d’Abu Dhabi.
 
 

Conseils de lecture :

 

  • Émirats et monarchies du Golfe, Pouvoirs, n°152, janvier 2015

 

 

 

 

 

 
Tétart F., La péninsule arabique, cœur géopolitique du Moyen-Orient, Paris, Armand Collin, 2017
 

Références :

[1]« Abu Dhabi crown prince urges Yemen talks on Saudi visit », Arabian Business, 12 août 2019
[2]« UAE plane carrying $9.6m seized by Somali authorities », Arabian Business, 10 avril 2018
[3]« Fighting in Aden: Four key questions answered », Al Jazeera, 12 août 2019
[4] Située au large de la péninsule du Sinaï
[5] « Saudi Arabia announces discovery of gas in Red Sea », Middle East Monitor, 9 mars 2019
[6] « UAE, Egypt’s strategic ally for 47 years », Daily News Egypt, 2 décembre 2018
[7]« Dubaï Ports World to own shares in Egypt’s Suez Canal industrial zone », Middle East Monitor, 30 novembre 2018
[8]« UAE diplomat says Sudan turning page on Muslim Brotherhood rule », Reuters, 4 août 2019
[9]« Abu Dhabi se trouve un pied à terre au Niger », El Watan, 16 juin 2019
[10]« Turkey sold arms and equipment to UN-backed Libyan government, Erdogan confirms », Middle East Eye, 20 juin 2019
 
 
Retrouvez ici un autre article de cet auteur pour le comité Moyen-Orient et monde arabe :
 
https://jeunes-ihedn.org/les-relations-de-liran-avec-ses-voisins-septentrionaux/
 
Pour plus d’informations sur les publications et évènements du comité :
 

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