Lutter contre les manipulations de l’information en temps de crise

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Lutter contre les manipulations de l'information en temps de crise

Conférence tenue le vendredi 14 octobre 2022 – Comité Culture et Influences

L'âge de l'information ...

L’âge de l’information est aussi celui où, paradoxalement, les masses ont de plus en plus de difficultés, réelles ou perçues, à accéder à une information fiable”, écrivait récemment Raphaël CHAUVANCY. En toile de fond, une guerre informationnelle d’un nouveau genre, tirant sa force des outils numériques et de narratifs savamment élaborés pour manipuler l’opinion et polariser les sociétés. Sur le devant de la scène, des crises – sanitaires, politiques, sécuritaires – de plus en plus médiatisées, presque en temps réel.

Un basculement informationnel sociétal

Depuis une vingtaine d’années, un basculement s’est opéré dans les chemins de sociabilisation, de politisation et d’information avec l’émergence du web, de ses plateformes numériques et réseaux sociaux. Là où la presse écrite traditionnelle permettait de fournir une base commune de l’information, le phénomène de bulle de filtres mis en place sur les principales plateformes a bouleversé cette norme, privilégiant une information donnée sur mesure selon des algorithmes opaques et non assumés. Avec l’immédiateté et la capacité de propagation nouvellement offerte, le paradigme informationnel a fait de fait évoluer les critères de sélection de l’information, capter l’attention est devenu plus important qu’informer. Très concrètement, les contenus plus clivants, portés par des mouvements radicaux ou populistes poussent l’utilisateur au clic, à la réaction et au partage du contenu, augmentant ainsi la rentabilité de ces médias alternatifs, le tout facilité par la bulle de filtres de ces réseaux. 

De plus, sur les réseaux sociaux, l’anonymat est trompeur et il convient plutôt de parler de “pseudonymat”, dans la mesure où les plateformes ont accès aux données personnelles des utilisateurs, qu’ils monétisent à des fins de ciblage publicitaire. Néanmoins, du point de vue des utilisateurs, ce “pseudonymat” permet d’échapper à la responsabilité des propos tenus, biaisant ainsi un concept fondamental du principe de liberté d’expression.

Cette numérisation de l’accès à l’information est exploitée par les acteurs internationaux dans le cadre des INE, notamment pour polariser une société.

Caractérisation des INE

Les Ingérences Numériques Étrangères (INE) se distinguent de la communication stratégique ou de la propagande. Pour être caractérisée, une INE doit respecter 4 critères :

  1. Elle implique un acteur étranger, étatique ou non.
  2. Elle se caractérise par la propagation d’un narratif « manifestement inexact ou trompeur », comme définit le Conseil Constitutionnel. 
  3. La diffusion artificielle ou automatisée de façon massive ou délibérée (amplification).
  4. Le narratif propagé portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation.

 

En France, c’est le service Viginum, créé en 2021 et supervisé par le Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN), qui est chargé de lutter contre les INE.

Il s’agit d’un service opérationnel dans le contexte de la lutte informationnelle, en particulier sur la thématique des débats publics numériques (élections, évènements d’actualité, crises internationales, etc.) exposés à une menace. Le service a pour mission de protéger le débat public de l’influence d’acteurs étrangers cherchant à modifier la perception des citoyens et in fine leur comportement (par exemple pour inciter à ne pas voter, à voter pour un certain candidat ou encore pour créer des troubles à l’ordre public). 

Viginum cherche à détecter les phénomènes inauthentiques, les comptes ou comportements atypiques et de caractériser les INE en réunissant les 4 critères. À titre d’exemple, sur la période électorale 2022, le service a détecté 60 phénomènes inauthentiques, et après investigation 5 réunissaient les 4 critères. 

Les traitements statistiques sur ces phénomènes sont réalisés en coopération avec les autorités publiques, les plateformes numériques et la sphère académique. Mais l’activité de Viginum repose sur l’observation du contenu publiquement accessible (sources ouvertes), ce qui le distingue des services de renseignement. 

Enfin, Viginum est doté d’un comité éthique qui donne son avis pour savoir jusqu’où peut aller l’investigation numérique d’une INE et veiller au respect des droits fondamentaux.

Darwinisme et asymétrie de la désinformation

Il y a une asymétrie dans la menace informationnelle qui prend une nouvelle mesure grâce aux réseaux sociaux : il est plus facile de lancer des fausses informations que de rétablir la vérité. Cette asymétrie est accentuée dans la mesure où la manipulation est peu coûteuse, peu technique et difficile à attribuer du fait du pseudonymat. Il n’y a pas de désavantage à tenter une manipulation de l’information, dans la mesure où un acteur pourra toujours nier être à l’origine,et la judiciarisation est compliquée. Enfin, le ciblage est très facile pour les attaquants. 

Côté défenseur, l’effort à fournir est plus important à cause du nombre de plateformes et leurs différentes caractéristiques (taille, audience, etc.). De plus, il y a une méfiance de la part des citoyens sur l’intervention de l’État et de possibles restrictions de leurs libertés. 

Cependant, les INE ne sont pas imprévisibles, elles vont cibler des évènements spécifiques et à grande ampleur, c’est-à-dire en combinant de nombreux acteurs, sur de nombreuses plateformes. Les INE visent à propager plusieurs narratifs, ils les martèlent afin de voir s’ils prennent ou non dans la durée. Un véritable darwinisme de la désinformation, avec des narratifs qui disparaissent et d’autres qui évoluent pour mieux se propager. L’effet recherché étant souvent la polarisation des audiences.  

Un exemple d’INE russe : proposer de l’argent aux influenceurs (Dirty Biology notamment) pour dénigrer le vaccins Pfizer. Cette opération a été dévoilée très rapidement, par des influenceurs contactés, qui ont prévenu les journalistes. 

Évolution doctrinale et distinction avec le cyber

L’évolution de la doctrine en France par rapport à la sécurité nationale (SN) se construit par rapport à des menaces. La menace informationnelle émerge, et la sphère de la SN se structure en se dotant de nouveaux outils pour lutter contre les INE. 

Cette menace a un fort potentiel de croissance, et les modes opératoires des assaillants vont se complexifier, avec des narratifs de plus en plus résistants et efficaces (à l’instar des bactéries qui résistent aux antibiotiques). 

En effet, l’outil informationnel offensif est trop efficace pour être abandonné. Il est accessible à des puissances moyennes, et le savoir-faire de la manipulation de l’information va se développer et se diffuser bien au-delà des seules puissances étatiques, dans la sphère politique et économique (via les opérations de dénigrement par exemple). Il y a un parallèle à faire avec l’outil numérique, longtemps dans la main des États, et qui est passé dans la grande criminalité organisée. 

L’exemple de Vinci est notable, le groupe perd 7 milliards d’euros de capitalisation à la suite d’une manipulation de l’information et d’un faux communiqué de presse. Cela a d’ailleurs entraîné la création d’agences de certification des communiqués de presse. Face à des outils technologiques de plus en plus aboutis (les deep fakes par exemple) la solution pourrait être la certification systématique des informations. Placer sa confiance dans un émetteur d’information certifié, et revenir au principe originel : « celui qui parle est responsable de ce qu’il diffuse ».              

Mais à ce stade, une législation internationale paraît peu probable car certains États, qui ont massivement recours à ces méthodes, risqueraient de la bloquer.

Enfin, la principale distinction entre les cyberattaques et la manipulation de l’information est que, pour les premières, l’attribution de la responsabilité des États est recherchée. Alors que sur les menaces informationnelles, les textes demandent juste de prouver l’implication d’un acteur sans forcément qu’il en soit à l’origine.

Le rôle des lanceurs d’alerte

Le lanceur d’alerte Christopher WYLIE, en révélant l’affaire Cambridge Analytica, a sensibilisé le public ainsi que les pouvoirs publics à la protection des données personnelles. 

Utilisant les réseaux sociaux comme caisse de résonance, le lanceur d’alerte peut avoir plus de poids que des institutions, personnalités politiques ou médias. En effet, il arrive avec des informations que l’on ne peut pas remettre en cause, les leaks, ou fuites. Si elles nécessitent une grille de lecture pour être déchiffrées, ces fuites contrebalancent l’opacité de certains secteurs (par exemple les paradis fiscaux, le monde du renseignement avec Snowden, ou encore l’agroalimentaire). Elles apportent de la matière aux journalistes, aux ONG, aux citoyens, avec un travail d’interprétation derrière.

Les lanceurs d’alerte ne sont pas à l’origine des crises, ils n’ont que le rôle de messagers. Si la question de la temporalité se pose, afin de ne pas gêner une investigation judiciaire ou une opération militaire par exemple, il est nécessaire d’œuvrer à la création de passerelles entre l’administration et les lanceurs d’alerte. 

Le rôle des journalistes

Les complotistes utilisent l’immédiateté dans la transmission des informations et des biais cognitifs afin de manipuler l’information en adoptant un comportement pseudo-journalistique. Face à ce phénomène, les journalistes ont le devoir d’accepter la complexité du monde, en refusant de systématiquement simplifier les propos, malgré le temps restreint de parole qui leur est offert sur les médias traditionnels.  

Macron, qui a lui-même été ciblé par des INE, a exhorté les journalistes à « mieux utiliser le réseau France Médias Monde » pour lutter contre les « propagandes anti-françaises ». Provoquant ainsi une levée de bouclier des journalistes, qui tiennent à leur indépendance. Cependant, la pluralité de l’information n’implique pas de donner la parole à des gens dangereux. L’information est un bien collectif et il y a un entre deux entre les médias comme porte-voix de la diplomatie française, et des médias qui donnent la parole à des narratifs dangereux (on peut notamment citer l’exemple de la chaîne publique France 24, qui avait passé à l’antenne des narratifs pro-Wagner).  

Dans le rapport de la commission BRONNER, Les Lumières à l’ère numérique, est mis en avant le rôle de l’éducation à l’information et aux médias. Au même titre que l’apprentissage de la lecture, du calcul ou de l’écriture, les jeunes doivent être formés à distinguer le vrai du faux, notamment par des journalistes qui prennent le temps de donner des cours, du collège aux universités.

Si l’initiative est encourageante, il convient de rappeler que 60% des fake news partagées sur les réseaux le sont par des plus de 60 ans. Donc cette pédagogie de l’information doit aussi viser les générations plus âgées.      

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