[INTERVIEW] de Cyrille Dupont | Président et Directeur général de THALES JAPAN

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[ INTERVIEW ]

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CYRILLE DUPONT | PRÉSIDENT ET DIRECTEUR GÉNÉRAL DE THALES JAPAN

Propos recueillis par Stéphane Welferinger, responsable de la DI Jeunes IHEDN au Japon – Le 25 mars 2021, Japon

À propos de l'invité

Cyrille DUPONT

Président et Directeur Général de Thales Japan.

À PROPOS DE L’INTERVIEW

M.Dupont revient sur les 50 ans de l’entreprise au Japon, sur les spécificités des affaires et l’évolution du marché de la défense dans ce pays.

INTERVIEW

Stéphane Welferinger : Bonjour Monsieur Dupont, merci de recevoir les Jeunes IHEDN pour cet entretien. Pourriez-vous présenter brièvement votre parcours et plus particulièrement ce qui vous a amené au poste que vous occupez actuellement ?

Cyrille Dupont : Bonjour, et merci pour l’intérêt que vous portez à notre entreprise. Avant d’être au Japon, j’ai occupé le même poste en Grèce pendant 9 ans. L’environnement business était totalement différent, mais il y a un point commun pour Thales dans ces deux pays : une implantation majoritairement défense. Thales avait une capacité industrielle en Grèce, mais pas au Japon, qui est un bureau commercial, de gestion de projets et d’achats.

S.W. : Quand vous faites affaire avec les Japonais, vous appuyez-vous donc sur leurs infrastructures industrielles ?

C.D. : Oui, les affaires que Thales mène au Japon se font avec un partenaire japonais, en général au travers d’un partenariat de nature industrielle. Il n’y a que peu d’activités que l’on vend directement sans avoir une valeur ajoutée japonaise. Quelques marchés de niche nous permettent cependant aussi de vendre directement nos produits. Un secteur dimensionnant pour Thales au Japon dans ce cas-là serait le médical : nous vendons des sous-ensembles à des constructeurs d’appareils d’imagerie médicale. Mais les produits défense incluent toujours un partenaire japonais qui intervient comme intégrateur.

S.W. : Thales Japan a fêté l’année dernière ses 50 ans, c’est donc une entreprise fermement implantée localement et avec laquelle PME et grands groupes japonais ont l’habitude de travailler. Pouvez-vous nous faire revenir au début de cette aventure ?

C.D. : Thales s’était initialement implanté au Japon, il y a 50 ans, comme centrale d’achat, qui avait pour vocation de signer des contrats locaux pour des composants, pour le compte d’unités Thales ailleurs dans le monde. De ce service de procurement, nous avons petit à petit inversé le flux, pour également vendre au Japon. Les premières activités développées par Thales au Japon ont été dans le militaire, car notre portfolio d’activités était à l’époque surtout dans ce domaine. Le rôle s’est élargi pour devenir l’interface avec les autres unités du groupe, entre l’approche japonaise des affaires et celle des autres pays où le groupe est implanté, en Europe et ailleurs. L’acquisition de Gemalto en 2019 a changé le périmètre de Thales, notamment ici au Japon. Cela s’est traduit par une augmentation des effectifs : une centaine de personnes de chez ex-Gemalto ont rejoint les 50 collaborateurs historiques de Thales au Japon.

S.W. : Avez-vous une anecdote ou une “success story” en particulier dont vous souhaiteriez nous faire part ?

C.D. : Un sujet révélateur de la façon dont fonctionne le Japon. Nous avons débuté il y a plus de 30 ans une collaboration dans le domaine des mortiers et des munitions de mortier de 120mm. Nous avions d’ailleurs vendu ces mortiers au Corps des US Marines, ce qui démontre l’excellence technologique du produit. Au Japon, nous avions conclu un accord pour une fabrication locale sous licence, destinée au marché Japonais. Ce contrat est récurrent, et n’a jamais été remis en cause par le partenaire Japonais depuis. Depuis deux ans, une nouvelle activité est en cours de transfert, dans le domaine des mortiers tractés. Le client Japonais est très exigeant, mais dès lors que ses critères d’exigences sont remplis et que l’on est performant industriellement et dans l’exécution de son contrat, il est fidèle dans ses relations d’affaires.

S.W. : Puisque nous avons abordé le sujet, comment le marché de la défense évolue-t-il au Japon ?

C.D. : L’industrie locale est très liée à l’industrie américaine. Les entreprises étrangères non-américaines dans ce secteur ont des rôles souvent « mineurs ». L’industrie japonaise rentre toujours dans la boucle à un moment, même si un produit intéresse les Japonais. On a pensé pendant un temps que le Japon, après la signature de plusieurs accords bilatéraux avec des pays non-américains, dont la France, allait plus ouvrir son marché aux fournisseurs étrangers. À l’heure actuelle, ce n’est pas flagrant. On reste sur des marchés de niche : on essaie d’identifier les sujets sur lesquels l’industrie japonaise n’est pas présente ou dont la performance n’est pas à la hauteur des standards mondiaux. Généralement, sur des projets qui ne sont pas dans le domaine de l’aéronautique militaire, qui reste la « chasse gardée » des Américains. Les autres pays sont plutôt présents dans le naval et dans le terrestre, avec des technologies de niche qui sont éprouvées. Ils apprécient les produits ayant « un héritage », et n’aiment généralement pas être les premiers à adopter un nouveau produit. Depuis 2015 et la signature de ces accords bilatéraux, un cadre existe donc pour la coopération. Mais la difficulté est de trouver des sujets de collaboration. Thales a un contrat entrant dans cet accord bilatéral France-Japon, concernant l’amélioration des performances d’un drone sous-marin de Mitsubishi Heavy Industries (OZZ-5), dont Thales fournit le sonar haute fréquence. Il y a donc un contrat entre Thales et MHI, pour le volet industriel, et également un contrat entre l’Acquisition, Technology and Logistics Agency (ATLA) et la Direction générale de l’armement (DGA) dans lequel chaque institution demande à l’industriel de son pays de collaborer avec l’autre afin d’améliorer la performance de l’ensemble du système. Il s’agit à l’heure actuelle du seul sujet que l’on a pu faire rentrer dans ce cadre. Nous sommes bien entendu ouverts à d’autres sujets mais cela reste complexe.

S.W. : L’ATLA est encore relativement jeune, n’est-ce pas ? Est-elle le seul catalyseur de la volonté à collaborer avec des industriels étrangers pour monter le niveau technologique de la BITD japonaise ?

C.D. : Oui, elle n’a pas l’antériorité de la DGA. C’est, de plus, une structure de taille modeste comparée à l’institution française [ndlr : environ 1,800 contre 10,000 pour la DGA]. Pour ce qui est du niveau technologique, il y a un écart qui demanderait des investissements considérables pour atteindre un niveau comparable à ce qui se fait de mieux sur le marché international. Les forces armées japonaises sont certainement conscientes des faiblesses de performance de certains équipements locaux. Il existe de toutes façons pour la défense une certaine tolérance des forces armées pour un équipement moins performant, si celui-ci est de source locale. Il existe plusieurs cas où on sait le client insatisfait, mais qui ne permettront pas pour autant de placer sur ce business. Pour combler la différence capacitaire entre le Japon et certains de ses voisins, on peut imaginer une pression d’ATLA et des forces armées, qui souhaitent un plus haut niveau de performance des matériels et pousseraient à la collaboration avec des pays-tiers. Aujourd’hui, il y a quelques cas où en effet les forces d’autodéfenses poussent dans cette direction et demandent à ATLA d’intervenir auprès des industriels. Les Japonais savent nous trouver quand un produit les intéresse, mais les entreprises japonaises ne vont pas aller d’elles-mêmes ouvrir leur marché à d’autres. Toutefois, elles écouteront si l’ATLA, leur demande de collaborer avec tel ou tel pays et industriel.

S.W. : Aujourd’hui, quelle est la place du marché japonais dans le chiffre d’affaires du groupe Thales ?

C.D. : Thales Japan, c’est environ 200 millions d’euros de chiffre d’affaires toutes activités comprises. Le chiffre d’affaires 2020 du groupe se porte à environ 17 milliards d’euros. Le Japon génère donc environ 1% du chiffre d’affaires du groupe. Le Japon n’est pas un pays où Thales fait de « gros coups », mais qui représente un flux récurrent, et un marché prédictible pour ses activités. C’est un pays qui travaille dans la durée, les affaires conclues aujourd’hui produiront des effets d’ici cinq ans, et resteront en place pour deux décennies au moins… Au-delà de notre activité commerciale, la fonction  »transfert » est indispensable dans l’exécution des contrats, la réponse aux appels d’offres… Les barrières linguistiques et culturelles sont présentes, et Thales Japon est cette interface pour le reste du groupe.

S.W. : Pouvez-vous nous en dire plus sur ces spécificités culturelles qui influencent les relations d’affaires avec les Japonais ?

C.D. : Les Japonais savent identifier leurs besoins et reconnaître les produits issus d’un savoir-faire dont ils ne disposent pas. Les gens ici ne vous font en général pas travailler sur des sujets qui, au final, ne donneront rien. S’ils viennent vous voir, c’est qu’ils sont intéressés. Toutefois, le besoin exprimé, et le climat des affaires en général n’est pas très clair. Il est par exemple difficile de répondre à un appel d’offre au Japon car toutes les exigences ne sont pas forcément documentées, tout étant basé sur des pratiques des affaires implicites, en place depuis des années. Les critères de sélection sont par exemple extrêmement flous. Quand on est un nouvel entrant non Japonais sur un marché, les incertitudes font qu’il est difficile de se positionner face à des Japonais qui savent comment ça se passe. Par exemple, depuis la signature de l’EPA en 2019, nous avons accès, en théorie, au marché du transport public au Japon, mais il existe des barrières non-tarifaires : en pratique, il est difficile de répondre à l’appel d’offres. Non pas parce qu’on ne sait pas parler Japonais, ce sont des Japonais qui étudient les sujets chez Thales, mais les documents ne sont pas suffisamment précis ou explicites pour savoir exactement ce que le client veut, quelles sont les conditions opérationnelles dans lesquelles le système doit évoluer…Même si le Japon est très bureaucratique, beaucoup de choses sont basées sur l’historique. Nous sommes parfois amenés à demander des avis juridiques sur certaines choses pour lesquelles il n’existe aucune trace, si ce n’est l’argument « nous avons toujours procédé ainsi ». Des pratiques locales sont ainsi connues de tous sans pourtant être documentées. Dans l’industrie de défense, c’est un peu différent, car le client vient nous voir pour un produit donné. Le cadre est donc prédéfini. Le produit est bien entendu toujours « japonisé ».

S.W. : En effet, certains aspects peuvent surprendre ! Il me semble que les relations clients fournisseurs sont elles aussi assez spécifiques…

C.D. : Oui, la relation client-fournisseur est elle aussi très particulière. Le fournisseur doit s’exécuter quoi qu’il en coûte pour satisfaire le client. Les Occidentaux sont plus dans une optique contract management, si on est hors du cadre du contrat, on ne fait rien. Ce n’est pas forcément le cas ici et cela peut donc rebuter certaines entreprises européennes. Que cela soit intentionnel ou pas, c’est un atout pour protéger son marché de la concurrence étrangère ! Néanmoins, quand les Japonais veulent laisser entrer un étranger, ils le font, comme en témoigne la concession d’exploitation d’aéroports comme dans le Kansai, où l’appel d’offres a été rédigé spécifiquement pour permettre aux entreprises étrangères de se positionner. Le savoir-faire opérationnel n’existait pas au Japon et on ne voulait pas prendre le risque qu’une entreprise locale sans expérience ne le remporte seul et même si, in fine, un partenariat avec un groupe japonais a été mis en place sous la forme d’un consortium. Ils savent ce qui doit être fait pour qu’un appel d’offre soit ouvert aux étrangers ou non, les Japonais sont maîtres de leur destin !

S.W. : Beaucoup d’entreprises françaises de toutes tailles souhaitent vendre au Japon ou développer des produits ou des technologies en partenariat avec des entreprises japonaises. Quels sont selon vous les prérequis d’un succès au Japon ?

C.D. : Avoir un produit « parfait » sur l’exécution industrielle (délais, qualité) d’une technologie reconnue ou en avance. Il faut bien intégrer la notion de transfert technologique, car il y a volonté de substituer avec le temps le produit importé par quelque chose de local, quand bien même l’avance technologique du produit aura disparue d’ici là. Il y aura peut-être de la recherche en interne pour s’approprier le savoir-faire, sans nécessairement de volonté de contourner le contrat.

S.W. : Pensez-vous à un aspect en particulier sur lequel se différencier ?

C.D. : Si les Japonais excellent en général dans l’aspect industriel, il n’en va pas toujours de même pour l’aspect service. Quand nous évoquions tout à l’heure la relation client-fournisseur au Japon, elle est un parfait exemple de la non-valorisation du service rendu. Il est difficile de faire admettre à un client qu’il doit payer quelque chose qui n’aura pas été défini dans le contrat. Vous avez commencé à lui fournir un produit, il va demander plein de choses en plus sans se demander si cela entre dans le contrat ou pas. Vous devez le faire car vous êtes fournisseur. Fournir et trouver le moyen de valoriser un service est donc selon moi un excellent moyen de se différencier. Autre élément d’importance, toutes les entreprises japonaises ont des difficultés à trouver des collaborateurs qui parlent suffisamment bien anglais. Il est donc important d’avoir du personnel Japonais ou japonisant pour mieux communiquer.

S.W. : En est-il de même pour les start-ups ? Auriez-vous des conseils à leur donner ?

C.D. : Les start-ups japonaises sont certainement plus agiles que les grandes corporations japonaises, mais le Japon n’est pas un pays d’une grande agilité. C’est la contrepartie de la stabilité, du fait que tout soit réglé et sans surprise. Une start-up qui sait être agile sur des marchés demandant une agilité permanente a donc une carte à jouer. Dans le monde des start-ups, on admet l’imperfection, ce qui n’est pas forcément le cas d’une entreprise japonaise qui a du mal à considérer qu’elle va livrer un produit pas complètement mature et testé. Ce n’est pas une approche japonaise. Une entreprise agile s’implantant ici apporte donc une valeur ajoutée. Les Japonais le savent et peuvent confier des missions à ces entreprises pour aller plus vite. Le coût d’entrée reste élevé au Japon, ce n’est pas un pays « low-cost« . Il faut garder cela en tête, car le retour sur investissement prend beaucoup de temps. Si la décision de s’implanter ici doit être mûrement réfléchie, une fois la décision prise et les fonds engagés, il convient d’agir vite ! Il ne faut pas hésiter à s’entourer de Japonais ayant étudié ou séjourné à l’étranger, avec une culture internationale, ou par les réseaux de start-ups. Les start-ups françaises ont bonne image ici et il est tout à fait possible d’en faire usage.

S.W. : Des conseils qui j’en suis certain seront utiles aux entrepreneurs qui nous lisent. Merci encore pour votre temps lors de cet entretien passionnant et pour vos réponses très détaillées à nos questions, Monsieur Dupont.

C.D. : Je vous en prie, le plaisir était partagé.

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